Valentine Goby : Banquises
14/10/2012
Née à Grasse en 1974, Valentine Goby a effectué des séjours humanitaires à Hanoi et à Manille après des études à Sciences-Po. Enseignante, elle a aussi fondé l'Ecrit du Coeur, collectif d'écrivains soutenant des actions de solidarité.
J’avoue sans honte, car je n’ai jamais prétendu avoir une connaissance particulière du monde littéraire, n’avoir jamais entendu parler de Valentine Goby qui pourtant inscrit à son actif près de sept romans et une douzaine de bouquins pour la jeunesse, sans compter de multiples prix pour couronner son travail. Heureusement cette ignorance va enfin être réparée.
En 1982, Sarah – vingt-deux ans à cette époque - quitte la France pour Uummannaq au Groenland, depuis sa famille ne l’a jamais revue. Vingt-sept ans plus tard, sa sœur Lisa part sur ses traces. En deux lignes voici le résumé exact de ce livre, du moins dans les faits, car le propos est ailleurs, beaucoup plus dense, beaucoup plus riche que ce que ces deux misérables lignes pourraient vous laisser entendre.
Un livre sur la douleur et l’ignorance qui vous ronge, plus encore lorsque votre enfant disparaît sans qu’on sache si elle est décédée ou pas, s’il lui est arrivé malheur ou si elle a décidé de vivre sans vous à jamais. Cette tragédie sera ressentie différemment selon les membres de la famille, le père semble plus fort mais il intériorise « Et s’il avait moins mal qu’elle, en effet ? S’il pouvait vivre avec cette douleur au lieu de vivre en elle ? », la mère veut croire au retour de Sarah et ne vit plus que dans cet espoir, journées passées à l’aéroport pour guetter les voyageurs revenant du Groenland, affichettes distribuées, actions rituelles pour conjurer la malédiction etc., Lisa la sœur cadette voit sa place dans le giron familial contestée par cette absente et à sa douleur s’ajoute celle de ses parents « Lisa sait leur chagrin, et putain elle l’éprouve. Les hait de le lui imposer, en plus de celui qu’elle porte ». Des années de survie, dans l’attente d’un signe, d’une trace tangible que Sarah pourrait revenir si elle le désirait.
Entre temps, Lisa s’est mariée et a eu des enfants, un jour elle décide de se lancer sur les traces de sa sœur, non pas pour la retrouver physiquement, puisqu’on sait que « Sarah a quitté Uummannaq par bateau et n’a jamais atteint Ilulissat » mais pour sentir sa présence et partager avec elle, les derniers lieux qu’elle a fréquentés, grâce aux photos qu’on a retrouvées dans son sac à dos resté à bord du bateau.
Valentine Goby en profite pour nous plonger dans la vie des pêcheurs/chasseurs de ces régions reculées du monde, leurs conditions rudes et dépendantes de la nature, une nature qui subit les assauts du réchauffement climatique, la banquise qui fond et la vie qui meurt inexorablement. Parfois le style rebute, quelques phrases de construction atypique déroutent, mais tout est parfaitement décrit et documenté (recherches agronomiques sur l’oignon, vie dans le Grand Nord…) et nous sommes pris par ce texte absolument magnifique, gorgé d’émotions et de sensibilité. Sarah souffrait, ses parents et sa sœur souffrent de son absence, les populations de la banquise souffrent de la disparition de leurs terres, seul le lecteur se réjouit d’être tombé sur un si beau roman, même s’il le referme avec l’œil humide. Un magnifique moment de littérature.
« La mère n’a jamais changé de coiffure, ses cheveux tombent sur ses épaules, mais elle a fait une couleur hier, à cause des cheveux blancs. Un brushing ? Elle répond non, elle n’a jamais eu de brushing. Il pourrait parler à sa place, le père, il pourrait dire les mots qui cognent dans la tête de cette femme, il sent les vibrations de ses terminaisons nerveuses, devine le rythme de son cœur, il fait le compte, quarante-deux ans qu’ils se connaissent, il pense se connaissent plutôt que s’aiment non par manque d’amour, non parce qu’il doute, mais parce que à ce point de la vie ce n’est plus la question, l’amour, il est en elle, elle est en lui, distincts et soudés, bouturés, et ce qu’ils forment pourrait s’appeler chimère, du nom de ces organismes greffés l’un à l’autre, poire et coing, orange et mandarine, qui donnent un même plant mais conservent chacun leur patrimoine génétique. Mêmes, et différents. »
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