Marguerite Yourcenar : Les Yeux ouverts
14/07/2014
C’est au milieu des années 70 que j’ai découvert Marguerite Yourcenar, à l’occasion de la réédition par Folio de ses deux principaux romans, Mémoires d’Hadrien (1951) et L’œuvre au noir (1968). Pour la première fois, je réalisais qu’un grand roman ce n’est pas qu’une histoire mais son alliance avec ce qu’on appelle un style.
Marguerite Yourcenar, née Marguerite Antoinette Jeanne Marie Ghislaine Cleenewerck de Crayencour en 1903 à Bruxelles et décédée en 1987 à Bar Harbor, dans l'État du Maine (États-Unis), est une écrivaine française naturalisée américaine en 1947, auteur de romans et de nouvelles « humanistes », ainsi que de récits autobiographiques. Elle fut aussi poète, traductrice, essayiste et critique littéraire. En 1939 Marguerite Yourcenar, bisexuelle, part pour les États-Unis rejoindre Grace Frick, alors professeur de littérature britannique à New York et sa compagne depuis une rencontre fortuite à Paris en 1937. Les deux femmes vécurent ensemble jusqu'à la mort de Frick d'un cancer en 1979. Elles s'installent à partir de 1950 sur l'île des Monts Déserts (Mount Desert Island, dans le Maine), qu'elles avaient découverte ensemble en 1942, et nomment leur maison Petite-Plaisance. Marguerite Yourcenar y passera le reste de sa vie. Première femme élue à l'Académie française, le 6 mars 1980.
Les Yeux ouverts, paru en 1980, collecte une série d’entretiens avec Matthieu Galey (1934-1986), critique littéraire et chroniqueur à L’Express. Je me dois de préciser que Yourcenar n’aima pas ce livre, en critiquant la couverture donnant l’impression qu’elle l’avait écrit, mais surtout parce qu’elle estima en avoir trop dit sur elle-même et pas assez sur ses véritables préoccupations.
Laissons de côté ce différent, si vous aimez les livres et les écrivains, vous vous devez de lire cet ouvrage. Outre une part biographique relatant son enfance, son père, ses nombreux voyages dans le monde dont il n’est pas obligatoire d’être friand, tout le reste est absolument passionnant. Car le reste aborde l’art d’écrire, la genèse d’une œuvre littéraire, comment l’écrivain s’attaque à la rédaction d’un roman ; la documentation engrangée, les voyages sur les lieux, l’imprégnation de l’atmosphère de l’époque où vivait son héros. Marguerite Yourcenar qui n’a pas sa langue dans sa poche, nous donne sa vision du rôle de l’écrivain « Il est utile s’il ajoute à la lucidité de lecteur, le débarrasse de timidités ou de préjugés, lui fait voir et sentir ce que ce lecteur n’aurait ni vu ni senti sans lui », lecteur qui en prend pour son grade « Certains lecteurs se cherchent dans ce qu’ils lisent et ne voient rien d’autre qu’eux-mêmes. » Et le monde littéraire n’échappe pas à ses piques acerbes, « Ce qui me frappe néanmoins dans la masse des poèmes et des romans français qui arrivent jusqu’à moi, c’est à quel point ils demeurent étroitement subjectifs, clos dans des rêves, des cauchemars, de molles rêveries souvent, ou parfois d’arides déserts personnels. » Ces propos tenus en 1980 semblent encore d’actualité. Si je n’avais pas emprunté cet ouvrage à la bibliothèque, j’en aurais souligné des lignes et des lignes. J’ai noté aussi un très intéressant passage sur les traductions, exercice auquel elle s’est livrée.
Erudition impressionnante, indépendance d’esprit l’éloignant des dogmes et des théories, écologiste de la première heure, ses réflexions sur le monde comme il va (déjà mal en 1980), ses analyses des sentiments (amour, passion etc.) ne manquent pas de pertinence. Il y aurait tant à dire sur ce bouquin et cette femme éprise d’orientalisme, un peu hippie - « J’ai du respect pour les hippies » - par son rejet du matérialisme, touchée par la grâce de l’humanisme. « Mais voici de longues années qu’il ne se passe pas un matin où, en me levant, je ne songe d’abord à l’état du monde, pour m’unir un instant avec toute cette souffrance. Et on réussit pourtant à être heureux, parfois, malgré cela, mais d’une autre espèce de bonheur. »
A lire absolument, mais je crois l’avoir déjà dit.
« Je ne trouve pas encore aujourd’hui délicieux d’ouvrir ma porte chaque fois qu’un jeune écrivain frappe au heurtoir : tant de gens n’ont rien à dire. Et puis il y a si peu de chose qui passe entre deux êtres, dans une conversation d’une demi-heure. Pourquoi ne pas aller relire les livres de l’écrivain qu’on aime ? La solitude de l’écrivain est très profonde. Chacun est unique, a ses problèmes à lui, ses techniques à lui, qu’il a soigneusement acquises ; il a aussi sa vie. Il n’a pas grand-chose à gagner à causer avec des connaissances (ou des inconnus) sur des sujets de littérature. »
Marguerite Yourcenar Les Yeux ouverts Le Centurion - 334 pages –
Avec un cahier photos
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