La Série Noire fête ses 70 ans
19/09/2015
Paris, été 1944, les alliés viennent de débarquer en Normandie lorsque Marcel Duhamel, agent pour Gallimard, sort de chez l'auteur dramatique Marcel Achard avec trois bouquins que ce dernier vient de lui confier : This man is dangerous et Poison Ivy de Peter Cheyney, et No orchids for miss Blandish d'un certain James Hadley Chase. Un an plus tard, en octobre 1945, le public français découvre une nouvelle collection à travers ses deux premiers titres, La Môme vert-de-gris (titre français de Poison Ivy) et Cet homme est dangereux, les deux polars de Cheyney.
La « Série noire » est née et personne ne se doute que soixante-dix ans plus tard, presque 3000 romans seront à son catalogue. On notera que si La Môme vert-de-gris porte le n° 1 de cette collection, Le Dernier Coup de Kenyatta de Donald Goines paru en 2005 avec le n° 2743, est l’ultime roman de La Série Noire à se voir attribuer un numéro.
Mais revenons aux origines. En quoi cette collection a-t-elle révolutionné le monde de l’édition ? La réponse nous est donnée dès 1948 par Marcel Duhamel, à travers ce court texte de présentation, véritable manifeste :
« Que le lecteur non prévenu se méfie : les volumes de la « Série noire » ne peuvent pas sans danger être mis entre toutes les mains. L'amateur d'énigmes à la Sherlock Holmes n'y trouvera pas souvent son compte. L'optimiste systématique non plus. L'immoralité admise en général dans ce genre d'ouvrages uniquement pour servir de repoussoir à la moralité conventionnelle, y est chez elle tout autant que les beaux sentiments, voire de l'amoralité tout court. L'esprit en est rarement conformiste. On y voit des policiers plus corrompus que les malfaiteurs qu'ils poursuivent. Le détective sympathique ne résout pas toujours le mystère. Parfois il n'y a pas de mystère. Et quelquefois même, pas de détective du tout. Mais alors ?... Alors il reste de l'action, de l'angoisse, de la violence — sous toutes ses formes et particulièrement les plus honnies — du tabassage et du massacre. Comme dans les bons films, les états d'âmes se traduisent par des gestes, et les lecteurs friands de littérature introspective devront se livrer à la gymnastique inverse. Il y a aussi de l'amour — préférablement bestial — de la passion désordonnée, de la haine sans merci, tous les sentiments qui, dans une société policée, ne sont censés avoir cours que tout à fait exceptionnellement, mais qui sont parfois exprimés dans une langue fort peu académique mais où domine toujours, rose ou noir, l'humour. A l'amateur de sensations fortes, je conseille donc vivement la réconfortante lecture de ces ouvrages, dût-il me traîner dans la boue après coup. En choisissant au hasard, il tombera vraisemblablement sur une nuit blanche. »
Voilà pour le fond. Quant à la forme, elle se distingue par une esthétique particulière (pochette cartonnée noire et jaune avec une jaquette noire avec liseré blanc) qui va faire beaucoup pour la notoriété de la collection, dont le nom a été inventé par Jacques Prévert.
La littérature anglo-américaine se taille la part du lion dans la collection. Marcel Duhamel se charge lui-même de la traduction de nombreux ouvrages (Raymond Chandler et Dashiell Hammett). Tous les grands auteurs du roman noir américain seront publiés (Horace McCoy, W. R. Burnett, Ed McBain, Chester Himes, David Goodis ou Jim Thompson). Dans le même temps Duhamel va éditer des auteurs français, le premier est Serge Arcouët (publié sous le pseudonyme de Terry Stewart en 1948) puis Albert Simonin avec Touchez pas au grisbi !, et permettre au genre de prendre son envol définitif en France. Les écrivains du néo-polar (par exemple, Jean-Patrick Manchette, A.D.G. et Jean-Pierre Bastid) en feront un véhicule pour le commentaire social et politique.
Au cours des années 1980 la collection commence à subir la concurrence de nouvelles collections comme Rivages/Noir. On critique aussi l'absence d'auteurs de sexe féminin. Patrick Raynal essaiera d'y remédier en donnant leur chance à Maïté Bernard, Laurence Biberfeld, Pascale Fonteneau, Sylvie Granotier, Nadine Monfils, Chantal Pelletier.
Devant l'érosion des ventes constatée depuis que nous avons changé de siècle, Antoine Gallimard a profondément modifié la collection, confiant sa direction en 2005 à Aurélien Masson : la collection sœur La Noire disparaît tandis que la Série noire passe d'un format mi-poche (19 X 12,5 cm.) au grand format, gardant l'esprit de la dernière version des semi-poches (photo en noir et blanc, typographie en jaune) et supprime la fameuse numérotation. Les tirages sont moins importants et leur prix plus élevé.
A titre personnel, ces modifications me désolent énormément car j’étais très attaché au format précédent mais je conçois que ce soit là une réflexion de petit vieux borné. Et puis comme disait l’autre, on ne juge pas un livre sur sa couverture, l’important restera donc toujours le texte et la valeur des auteurs publiés.
Dans une interview accordée au Monde des Livres (27/03/2015), Aurélien Masson envisage les axes de développement suivants : « Continuer de promouvoir des voix françaises dans leur diversité. J’ai aussi demandé l’autorisation de publier exceptionnellement quelques biographies de rock. Pourquoi s’interdire des choses ? Il faut abolir les frontières. Patrick Pécherot (1), par exemple, est publié alternativement dans des collections de littérature noire (Tranchecaille, 2008) et blanche (L’Homme à la carabine, 2011). Je compte enfin développer le polar rural en 2016, parce qu’il traite de problèmes rarement évoqués : fermetures d’usines et de commerces, ennui de la jeunesse, délinquance diffuse… »
Longue vie à la Série Noire ou, pour reprendre le titre d’un Peter Cheyney, A toi de faire, ma mignonne…
(1)- Mon prochain billet chroniquera l’excellent nouveau roman de Patrick Pécherot : Une plaie ouverte.
Sources : Gallimard – Wikipedia – Le Monde
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