Evan S. Connell : Mrs. Bridge
20/01/2016
Evan Shelby Connell (1924-2013) né à Kansas City dans le Missouri est un écrivain, poète et nouvelliste américain. Après avoir interrompu des études de médecine il s’engage dans la Navy en 1943 pour devenir pilote. Son premier roman, Mrs. Bridge, paraît en 1959 et connaît un succès international immédiat. Dix ans plus tard, Mr. Bridge, second tableau du diptyque, fera de ces deux romans objets d’un véritable culte, une source d’inspiration pour de nombreux écrivains avant d’être adaptés au cinéma par James Ivory (1990) avec Paul Newman et Joanne Woodward dans le rôle des deux époux. Pour autant il mènera sa vie dans la discrétion, quasiment reclus. En 2009, il est nommé au Man Booker Prize pour l'ensemble de son œuvre et reçoit, en 2010, le Robert Kirsch Award décerné par le Los Angeles Times. Ce roman vient d’être réédité.
Dans ce roman l’écrivain dresse le portrait d’une femme, de sa jeunesse et son mariage, jusqu’à l’envol de ses trois enfants partis vivre leur propre vie au début des années 1940. L’action se déroule à Kansas City.
Un sujet très banal mais qui justement, par cette banalité apparente, en fait un très bon roman car il touche tout le monde. Ici, on parle du quotidien des gens, de leur vie de tous les jours à cette époque. Certes, il s’agit de la classe bourgeoise et blanche de l’Amérique, l’époux est avocat et sa femme reste au foyer, « une digne mère de famille, membre du Country Club ». Evan S. Connell ne peint pas une fresque, il focalise sur une frange de la société et plus particulièrement sur une famille très traditionnelle, plus encore, en se concentrant sur la place de la femme/mère/épouse Mrs. Bridge au sein de cette société de la première partie du XXème siècle.
Je ne sais pas si Evan S. Connell avait déjà en tête quand il a écrit ce roman, d’en faire un second avec l’époux en sujet central, mais dans celui-ci il n’est qu’une ombre, toujours à son bureau, une absence néanmoins attentionnée envers son épouse et ses enfants mais une absence quand même. Le roman traite de l’éducation des enfants, deux filles et un garçon, avec ses non-dits (éducation sexuelle) typiques de l’époque, de la manière dont ils vont grandir et s’émanciper, de l’étonnement induit causé à leur mère qui va découvrir que le monde change. Une femme toujours inquiète finalement car complètement déconnectée du monde réel, peu informée sur la crise économique ou la guerre en Europe, se reposant sur sa domestique pour le ménager et sans aucune idée des moyens financiers du ménage car la tâche en incombe à son mari exclusivement, passant son temps entre son Club, ses amies et les achats dans les magasins de la ville. De cette vie sans ombres nait un ennui diffus, « elle se sentait nerveuse et malheureuse », « Mrs. Bridge passait de longs moments à regarder dans le vide, oppressée par un sentiment d’attente. »
Le roman est découpé en chapitres extrêmement courts (117 !), parfois de moins d’une page, qui sont autant de scénettes s’enchainant les unes aux autres sans obligatoirement une logique autre que chronologique et s’achevant souvent sur une phrase en guise de chute évoquant les soaps à la télé (ne manquent que les éclats de rire préenregistrés). Un rythme particulièrement agréable, un ton dans l’écriture plus que plaisant grâce au regard bienveillant de l’écrivain pour son héroïne. Et ce qui me paraissait au début du roman comme un bouquin très sympathique mais sans plus, s’avère en réalité un portrait robot très réussi de la femme américaine (mais pas que) moyenne de cette époque de l’Histoire. C’est en cela que ce livre peut être qualifié de « classique » de la littérature.
« La lumière s’alluma dans l’entrée. La toux de Mr. Bridge résonna, puis le grincement de la porte du placard et le bruit familier de la serviette sur l’étagère du haut. Submergée tout à coup par le besoin d’être rassurée, Mrs. Bridge se détourna rapidement de la fenêtre et se précipita vers son mari avec une expression de désir intense, sachant ce qu’elle voulait sans savoir comment le demander. Il entendit le bruit de sa robe et ses pas rapides sur le tapis. Lorsqu’elle fut près de lui (il était en train d’accrocher son manteau), il dit, sans irritation mais avec un peu de lassitude parce que ce n’était pas la première fois que cela arrivait : - Tu as oublié de faire graisser la voiture. » [Fin du chapitre]
Evan S. Connell Mrs. Bridge Belfond Collection Vintage - 360 pages –
Traduit de l’américain par Clément Leclerc
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