Naguib Mahfouz : Karnak Café
30/01/2017
Naguib Mahfouz (1911-2006) est un écrivain égyptien de langue arabe et un intellectuel réputé, couronné du prix Nobel de littérature en 1988. Né dans une famille de la petite bourgeoisie cairote, il fait des études de philosophie à l’université, commence à écrire à l'âge de 17 ans et publie ses premiers essais d’écriture dans les revues littéraires des années 1930 avant que ne paraisse sa première nouvelle en 1939. Karnak Café date de 1974 pour la traduction.
Au Caire dans le milieu des années 1960, dans le café Karnak que gère Qurunfula, une ancienne vedette de la danse du ventre, le narrateur fait la connaissance de trois étudiants : Hilmi, Ismaïl et Zaynab. Le premier est l’amant de la gérante, et les deux autres, amis d’enfance, s’aiment tendrement. Tous les trois se considèrent comme des enfants de la révolution de 1952 (Rappel : La Révolution égyptienne de 1952 a commencé le 23 juillet 1952 avec le coup d'Etat du Mouvement des officiers libres dirigé par Mohammed Naguib et Gamal Abdel Nasser, pour renverser Farouk Ier, et en finir avec l'occupation par le Royaume-Uni) et défendent ardemment ses principes et ses réalisations. Mais un jour ils sont arrêtés par la police politique qui les suspecte d’appartenir au mouvement des Frères musulmans…
Roman très court et huis-clos, découpé en quatre chapitres mais pour moi il y a deux parties. La première nous présente ce petit café de quartier où il fait bon boire et discuter, « Nous fuyions notre solitude en nous retrouvant au Karnak, comme si nous esquivions les coups du sort en nous serrant les coudes, et échappions au vertige des hypothèses en échangeant nos opinions », fréquenté par des retraités, des commerçants et quelques étudiants. Nous découvrons les personnalités des uns et des autres, fruit des observations du narrateur – jamais nommé et dont nous ne saurons jamais rien, un avatar de Naguib Mahfouz peut-être ? Puis il y a la guerre (perdue) avec Israël (juin 1967, la Guerre des Six-Jours « qui n’opposerait pas seulement les Arabes à Israël, mais aussi les Arabes à eux-mêmes ») et les premières disparitions des étudiants durant plusieurs semaines, répétées plusieurs fois sans que l’on sache vraiment ce qui se passe. La seconde partie nous en révèle les causes et les conséquences dramatiques par les témoignages d’Ismaïl et Zaynab, emprisonnés par le pouvoir et torturés, vivants mais à quel prix ? Ou bien assassiné dans le cas d’Hilmi.
Le texte s’achève sur une sorte de coup de théâtre avec l’improbable entrée dans le café, de Khalid Safwan, le geôlier et bourreau des étudiants, devenu à son tour l’opprimé et qui s’en explique, comme pour boucler temporairement la boucle d’une époque, celle de l’Egypte de Nasser. On devine l’écrivain pessimiste et amer et son roman, écrit en 1971, considéré comme un pamphlet, aura un retentissement conséquent dans son pays.
Roman historique et politique qui d’un côté reste un témoignage fort et puissant sur une époque mais qui, à être lu aujourd’hui, oblige à un effort de mémoire (ou de recherches) pour se remettre les faits en tête. Pourtant, si l’on se détache du contexte historique et factuel précis relaté ici, les faits et les gestes des personnages restent reproductibles à l’infini et peuvent s’appliquer encore et toujours à l’Egypte ou à ses voisins plus ou moins lointains…
« Mon pays me fascinait. Malgré ses digressions, il se développait, s’affirmait, gagnait en puissance et en influence, produisait toutes sortes de choses, des aiguilles aux missiles, et avançait à grands pas vers un bel humanisme. Pourquoi alors l’homme y avait-il perdu toute valeur, réduit à la plus abjecte insignifiance, pourquoi y était-il privé de droits, de respect, de tout soutien, pourquoi ployait-il sous le joug de la lâcheté, de l’hypocrisie et de la solitude ? »
Naguib Mahfouz Karnak Café Actes Sud – 115 pages –
Traduit de l’arabe (Egypte) par France Meyer
Les commentaires sont fermés.