Ernst Jünger : Le Lance-pierres
17/06/2019
Ernst Jünger, né et mort à Heidelberg (1895-1998), est un écrivain et essayiste allemand. Il se porte volontaire lors de la Première Guerre mondiale, puis entreprend des études de sciences naturelles et de philosophie jusqu'en 1925. Bien qu’officier de la Wehrmacht, il ne cautionne pas les théories du national-socialisme. Après avoir effectué de nombreux voyages en Asie, en Afrique et aux Etats-Unis, il s'installe dans un petit village du pays de Souabe où il s'est éteint à l'âge de 102 ans. Son roman, Le Lance-pierres, qui date de 1973 vient d’être réédité.
Un petit village d’Allemagne durant les premières années du XXe siècle, avant la Grande Guerre. Clamor Ebling, gamin héros du roman, se retrouve orphelin après le décès de son père, meunier. Poussé par le pasteur du village, l’enfant est envoyé à la ville pour suivre des études au lycée. Logé chez un professeur qui tient une pension et par ailleurs frère du pasteur, Clamor partage sa chambre avec deux autres « pays », Théo le fils du pasteur et Buz, le fils du maire de leur village.
Immédiatement Théo s’avère le leader du trio : plus âgé que les deux autres, instruit et intelligent, c’est un meneur naturel, toujours dans le calcul, « un impatient, ce qu’il désirait, il le lui fallait tout de suite, et ce qu’il y avait de mieux. » Manipulateur, il épie ou fait épier tel ou tel pour recueillir les renseignements qui lui permettront de mener sa barque à sa guise, proche du chantage parfois. Buz, lui, c’est le campagnard, lourdaud, l’homme de main par excellence. Quant à Clamor, comme un poussin tombé du nid, toujours sous le joug d’une angoisse permanente, il découvre un monde qu’il n’imaginait même pas et des gens qui agissent sans qu’il en comprenne toujours les raisons ou le sens.
Théo va faire l’éducation de Clamor, « tu es trop craintif, tu te laisses faire trop facilement. Nous allons gommer ces défauts. » Il en passera par une sorte de bizutage, poussant l’enfant à faire des choses dont il n’aurait jamais eu l’idée tout seul. Roman initiatique, Théo trouble la conception du bien et du mal pour Clamor et l’incitera à commettre, à l’insu de son plein gré ( !), un acte lourd de conséquences, « on ne pouvait même pas parler de mauvaises influences auxquelles il aurait succombé, mais bien plutôt d’une étonnante ignorance du monde et des règles qui en régissent le jeu. »
Pour le fond réel du roman, l’écrivain s’attache plus particulièrement à jouer sur l’ambigüité ou l’ambivalence. Théo c’est l’exact contraire de Clamor, à tout point de vue. Opposition identique entre les deux frères, le pasteur et le professeur, deux caractères bien différents. Et ces extrêmes sont multipliés à travers d’autres personnages ou situations tout au long du récit.
On notera aussi la trace diaphane d’une certaine perversité, ou de faits plus ou moins louches, une homosexualité et du sexe en filigrane, « le problème de l’élève favori, dont les dangers intérieurs se transmettent à son maître. Tout cela aboutit aux mystères d’une complicité secrète, souvent nuancée d’érotisme. » Enfin, j’ai bien ri une courte seconde, quand l’écrivain introduit une brève scène avec la fameuse « pelle à caca » (p. 181) vue dans le film de Pascal Thomas, Les Zozos en 1973. Coïncidence de dates pour le film et le livre ?
Un bien bon roman donc, fort bien écrit, dans cette langue qui n’existe plus que dans les textes des écrivains aujourd’hui décédés.
« Le meunier était à peine enterré que le Supérus convoqua Clamor chez lui. Il examina le garçon, qui se tenait devant lui dans son costume des dimanches, avec bonté. « Assieds-toi, mon petit. J’ai une importante nouvelle à t’apprendre : M. Braun t’a couché sur son testament. Il souhaite que tu ailles au lycée et peut-être, si tu t’y conduis bien, ce dont je ne doute pas, que plus tard, tu poursuives tes études. S’il en est ainsi, le monde t’est ouvert. Il a laissé un legs à ton intention et m’a confié le soin de ta personne. Tu sais que M. Braun a fait aussi beaucoup de bien pour le village et la paroisse. Nous devons lui en être reconnaissants. » »
Ernst Jünger Le Lance-pierres L’Imaginaire Gallimard – 327 pages –
Traduit de l’allemand par Henri Plard
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