Justine Bo : Eve Melville, Cantique
11/03/2024
Justine Bo, Justine Bourdais de son vrai nom, née à Cherbourg en 1989, est une réalisatrice et romancière. Justine Bo fait une année de Prépa littéraire, puis entre à Sciences Po Paris en 2008. Elle séjourne dans les territoires palestiniens à l'été 2010, comme bénévole dans une école de musique de Ramallah, puis fait un stage à l'ambassade de France à Damas en Syrie en septembre 2010 pour sa troisième année du collège universitaire de Sciences Po. Elle y reste un an, alors qu'en mars 2011 le « Printemps arabe » atteint la Syrie. Elle tire de cette expérience son premier roman Fils de Sham (2013). En 2014, elle s'installe à New York pour étudier le cinéma. En parallèle, elle travaille pour un magazine en ligne et réalise des documentaires. Son nouveau roman Eve Melville, Cantique vient de paraître.
Nous sommes en 1845, Solomon, enfant Noir déjà esclave dans une plantation de Géorgie, s’enfuit et remonte vers le Nord, parcours qui l’amène à Brooklyn en 1861 où après plusieurs années il obtiendra des papiers à son nom, Melville. Devenu un homme libre, il exerce mille et un métiers avant de finir policier et quand vient l’heure de la retraite, il s’achète une maison « une maison qui n’en fait pas trop, qui ne se pavane pas, sans bow-window aguichant la rue » avant de repartir mourir en Géorgie. Dans cette maison de Brooklyn se succèderont son fils Moses et son petit-fils Samuel.
Nous sommes maintenant en 2016 et Eve Melville, arrière-petite-fille de Solomon, infirmière dans la police, découvre que sa maison a été repeinte en noir durant la nuit ! Un coup bas des promoteurs qui rachètent les maisons du coin mais butent sur Eve qui refuse de céder l’héritage familial durement acquis. Dès lors, un long combat s’engage entre elle et eux, une résistance qui la conduit à la folie… ?
Enfin de la très grande littérature ! Ce n’est pas tous les jours qu’on peut lire un tel livre.
Un roman plutôt court mais qui n’empêche pas Justine Bo de nous faire revivre plus d’un siècle d’histoire des Etats-Unis, la douloureuse époque de l’esclavage, la guerre du Vietnam, l’attentat contre les Twin Towers, le Sida, les drogues, l’élection de Trump… Tout cela en toile de fond.
Le cœur du roman reste néanmoins cette maison au 629 Halsey Street. Un lieu de mémoire pour Eve, et les souvenirs de revenir en masse, une demeure acquise au prix du sang et de la sueur, transmise de génération en génération. Le combat qu’elle entame contre les promoteurs prend des allures de va-tout, pour des raisons personnelles familiales mais plus largement comme une résistance désespérée contre un certain capitalisme envahissant détruisant son passé, sa raison d’être. Magnifique.
Pourtant le meilleur est encore ailleurs : ce style ! Le texte est une succession de petits paragraphes sans lettre majuscule à leur entame car l’écrivaine n’utilise que très peu les points de ponctuation sans que le lecteur s’essouffle pour autant à la lire. Les tournures de phrases ne manquent pas de grâce et d’originalité (« Ses plumes comme dans un rêve se soulevaient légères, prises dans un air qui de terrestre n’avait plus rien. »). L’emploi de l’anaphore (« Comment Eve Melville est devenue folle, il faut que je vous le dise ») scande la dernière partie du récit comme une prière, une incantation, un cantique.
Du très grand art pour un roman que vous devez absolument lire car ne ressemblant à aucun autre.
« ici tous les humains sont les bienvenus, tous les humains sont nos amis, tous nous vivons ensemble ainsi que toujours nous avons vécu, nous sommes un tout et nous sommes heureux, nous sommes une communauté, un pays, un Etat, qui toujours fut grand et toujours le sera, Make America great again disent-ils, faites que l’Amérique redevienne grande, des idioties, je vous le dis, jamais nous n’avons cessé d’être grands, c’est vous qui nous rêvez petits »
Justine Bo Eve Melville, Cantique Grasset - 211 pages -
4 commentaires
Une excellente pioche on dirait! Ce roman n'est pas à la bibli, mais d'autres titres, si. Le manque de ponctuation ne m'essoufflerait pas, (les nombreux retours à la l igne, si)
L’économie de ponctuation, surtout au début du roman, n’est un obstacle pour personne car pour ainsi dire invisible. Ce n’est que l’absence de lettre majuscule au début des nombreux paragraphes qui m’a alerté…
j'ai du mal avec l'absence de ponctuation et l'absence de majuscule, mais le sujet est fort intéressant.
Ne t’arrête pas à ce détail, je regrette d’en avoir parlé car c’est pratiquement « invisible », je suis certain que certains lecteurs ne l’ont pas remarqué ! Ne retiens que c’est un très bon roman.
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