Conte de Noël
24/12/2013
Colette, de son vrai nom Sidonie-Gabrielle Colette, est une romancière française, née à Saint-Sauveur-en-Puisaye (Yonne) le 28 janvier 1873 et morte à Paris le 3 août 1954. Elle a été élue membre de l’Académie Goncourt en 1945. Femme libre et se revendiquant bisexuelle, cet aspect de sa vie personnelle se retrouve dans son œuvre, voir par exemple la série des Claudine. Elle est aussi une subtile analyste de l’âme féminine (Chéri en 1920) ou encore une briseuse de tabous pour l’époque avec Le Blé en herbe en 1923.
Néanmoins son œuvre est multiple et elle trouve sa place parmi les romanciers régionalistes qui se sont imposés durant l'entre-deux-guerres, à travers, entre autres, les descriptions de sa région natale, la Bourgogne (Les vrilles de la vigne par exemple).
En dépit de sa réputation sulfureuse et du refus par l'Église catholique d'un enterrement religieux, Colette est la première femme à laquelle la République ait accordé des obsèques nationales. Elle est enterrée au cimetière du Père-Lachaise à Paris.
Un très court préambule pour vous présenter Colette, auteure du conte de Noël que je tenais à vous offrir en cette période de cadeaux.
Les Sabots ont été publiés dans Paris Théâtre, numéro de Noël 1909, à la suite d’une enquête dont, en épigraphe, l’auteure rappelle la question qui avait été posée : « Envoyez-nous, m’écrit Paris Théâtre, un de vos souvenirs d’enfance, un souvenir de vos souliers de Noël… ». Bien après la mort de Colette, le texte sera recueilli dans les Contes des mille et uns matins (Flammarion).
« Je n’ai jamais eu, dans mon enfance, de soulier de Noël. Cela me fait un peu de peine à présent, mais, dans ce temps-là, je n’y pensais pas. Je suis l’enfant d’un pays très « mal pensant », où les gobettes et les gamins, mécréants, eussent dit au petit Jésus en personne, descendu lumineux et blanc par la cheminée :
- Attends ta mère, qu’elle te fichera une bonne taraudée pour t’apprend’ à sortir tout nu en chemise !
Le soir de Noël je quittais mes sabots trempés de neige, et je les portais, comme les autres soirs, dans la cuisine, sur le fourneau tiède, où ils séchaient jusqu’au matin. Maintenant que je vieillis, il me vient un regret tardif, hors de saison – fleur romanesque, bouquet sentimental et démodé – le regret d’une foi que je n’ai pas eue…
Non, je n’ai pas connu les souliers de Noël. Par-dessus mes chaussons de laine, je remettais mes sabots au nez pointu, sans regarder, au matin de la nuit miraculeuse, s’ils gardaient la trace dorée, le givre diamanté d’un effleurement divin… Ils avaient ce matin-là, leur museau noir et ciré, leur bricole souple comme d’habitude… Comme d’habitude, ils claquaient sous mon pas vif et autoritaire, en trottant dans la neige, et glissaient sur les patinoires miroitantes, le long du mur de l’école… Ils m’annonçaient de loin, quand je revenais vers midi à la maison, sabotant et gambadant sur les pavés inégaux, sur les têtes-de-chat qui rendent si dangereuses les ruelles de ma petite ville… Je revenais toute violette de froid, essoufflée de m’être battue et roulée dans la neige fraîche, le capuchon de travers, les mains rouges sous les mitaines tricotées…
- Colette, tes sabots !
La voix de ma mère me rappelait à l’ordre, au moment de franchir le seuil de la salle à manger. Docile, j’entrais sur mes chaussons muets, et, jusqu’à l’heure où l’attrait de la neige, la folie du jeu m’entraînaient de nouveau, mes sabots m’attendaient dans le corridor, couplés, pointus, avec l’air patient de deux rats noirs, guettant museau contre museau… Que de fois ils m’ont attendue, sournois, complices, jusqu’au moment de la récréation défendue !…
À cinq heures, en décembre, sous le ciel presque noir, la neige est bleue. Contre la fenêtre, cachée sous le rideau de mousseline, je regardaisla rue. Jesavais que, sur une placette écartée, se nouait une ronde silencieuse, frénétique de gamines déchaînées, qui s’échappaient tous les soirs pour le plaisir intense de se rouler dans la neige, s’y colleter, s’y ensevelir, et rentrer vers six heures, mouillées, cafardes, risquant la gifle ou la fessée… Un nocturne diablotin me tirait par la manche, et je le suivais bientôt, mes sabots dans la main… Dehors, mes yeux habitués à la nuit, distinguaient d’autres ombres enfantines, portant à la main leurs sabots, légères, démoniaques, comme de jeunes chattes du sabbat, grisées par la bise d’est et la neige volante… Crépuscules d’hiver, lampe rouge dans la nuit, vent âpre qui se lève après la chute du jour – jardin deviné dans l’air noir, rapetissé, étouffé de neige, sapins accablés qui laissiez, d’heure en heure, glisser en avalanches le fardeau de vos bras, coups d’éventail de passereaux effarés, et leurs jeux inquiets, leur coucher dans une poudre de cristal ténue, irisée comme la brume d’un jet d’eau…
Ô tous les souvenirs d’hivers, tous les noëls de mon enfance, que cette rêverie de Noël vous rende à moi ! Que mes souvenirs, avec une chute molle et silencieuse de pétales, viennent un à un remplir cette mule étroite, tombée de mon pied nu, devant un feu échevelé où ressuscite et se consume l’image d’une enfant fraîche et saine, en tablier d’escot noir, hâlée de froid, roussie de soleil, les pieds impatients dans ses sabots de frêne noirci, et qui ne connut pas les sabots de Noël !… »
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