Ken Kesey : Et quelquefois j’ai comme une grande idée
28/12/2013
Ken Kesey (1935-2001), né Kenneth Elton Kesey, est un écrivain américain. Il a écrit Vol au-dessus d'un nid de coucou (1962) même si le film de Milos Forman en 1975 avec Jack Nicholson a certainement eu plus de retentissement. À côté de son activité d'écrivain, Ken Kesey, avec son groupe communautaire les Merry Pranksters, est aussi l'un des inspirateurs les plus importants du mouvement psychédélique des années 1960. Son second roman, Et quelquefois j’ai comme une grande idée, paru en 1963 vient seulement d’être traduit en français.
L’histoire se déroule dans une petite ville fictive de l’Oregon, bâtie le long d’une rivière et suit l’évolution d’une famille de bûcherons, les Stamper. Après une baisse du besoin de main-d’œuvre dans la région causée par l’arrivée des tronçonneuses, les travailleurs syndiqués de la ville entament une grève pour réclamer le maintien de leur salaire malgré moins d’heures de travail. De leur côté les Stamper qui possèdent et gèrent une entreprise non syndiquée, décident de secrètement continuer le travail et de fournir à la scierie tout le bois qu’elle aurait normalement dû recevoir de la ville si la grève n’avait pas été entamée.
Les principaux acteurs du drame qui va se jouer ici sont Henry Stamper, le patriarche à grande gueule, Hank le fils et Viv sa femme ainsi que Lee, demi-frère cadet revenu de New York où il faisait ses études, officiellement à la demande de Hank qui a besoin d’une aide temporaire pour gérer l’entreprise mais qui compte sur cette occasion pour se venger de lui car « il était à bien des égards l’archétype du genre d’homme que je considérais comme le plus dangereux pour mon monde à moi, et cela justifiait déjà amplement que je cherche à le détruire. »
Que les choses soient tout de suite claires pour un éventuel futur lecteur, c’est un très bon roman mais s’y attaquer, ou se le colleter plutôt, sera un exercice aussi physique qu’intellectuel. Le bouquin fait huit cent pages et pèse un âne mort ! Peu de chapitres et quasiment pas de paragraphes, le texte est d’une densité asphyxiante qu’on ne rencontre que rarement. Les digressions sont nombreuses, on passe d’un personnage à un autre sans crier gare, l’un peu se nommer Joe, Joe Ben ou encore Joby selon les passages mais ce sera le même, des bribes de pensées des acteurs sont incluses dans le texte en italiques, un bout de dialogue de l’un répond à une situation décalée passée, mais tout se tient ! Il y a des scènes rêvées ou remémorées et l’écriture de Kesey ne lambine pas en chemin, ça pulse, ça speed, d’ailleurs parfois on croit y deviner des traces d’amphétamines. La construction du roman donne le tournis, on hésite entre abandon peu glorieux et admiration totale. Le lecteur se retrouve dans la position inconfortable de ces bûcherons héros du roman, conduisant les grumes le long du cours du fleuve, quand le train de troncs file et que vous devez garder l’équilibre au risque d’y laisser votre peau.
J’avoue avoir été déconcerté souvent, perdu quelquefois mais aussi sous le charme de séquences éblouissantes (la rencontre entre Hank et Viv ; Hank au chevet de son cousin Joe, coincé et condamné sous une grume). Ce n’est pas un roman, c’est un bouquin monstrueux aux tentacules innombrables. Le trop est l’ennemi du bien, dit un dicton populaire, ici nous sommes à l’extrême limite et vous passerez d’un sentiment à l’autre au fil de votre lecture. J’ai lu des critiques évoquant Steinbeck ou Faulkner, il y a effectivement du premier le roman prolétarien et l’exploitation d’une certaine misère, et du second l’expiation, mais je crois plus simplement qu’il y a un style Ken Kesey et qu’il se suffit à lui-même.
Je ne sais pas à quel public est destiné cet ouvrage car il faudra d’abord avoir le courage de s’y atteler et ensuite la force et l’endurance pour aller jusqu’au bout de sa lecture. Mais sachez que ceux qui en seront venus à bout en sortiront grandis. Alors, qui veut s’engager sur la rivière sans retour ?
« Ainsi conférais-je avec la lune tandis qu’octobre touchait à sa fin. Trois semaines après avoir quitté New York, ma valise remplie de certitudes. Trois semaines après avoir infiltré le château Stamper, de vagues projets de vengeance mijotant au fond de ma tête, trois semaines de supplices physiques et de volonté veule, et pourtant ma vengeance ne faisait encore que mijoter. A peine, d’ailleurs. En fait, elle avait considérablement tiédi. Pour dire les choses franchement, elle était presque congelée dans un coin de ma mémoire : dans les trois semaines qui avaient suivi mon vœu de faire tomber Hank de son piédestal, mes intentions s’étaient refroidies et mon cœur réchauffé, toute une famille de mites avait élu domicile dans ma valise et mangé mes pantalons en même temps que mes certitudes. »
Ken Kesey Et quelquefois j’ai comme une grande idée Monsieur Toussaint Louverture
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Antoine Cazé
4 commentaires
Je confirme : les poignets souffrent, c'est du lourd! Bon, il suffit de le lire assis, livre sur soi.
J'ai vraiment adoré, un de mes chocs de l'année. Bravo de l'avoir lu, il faut un poil de constance, mais quel bonheur! des passages incroyables...
En fait Keisha c’est le billet sur votre blog qui m’a incité à lire le bouquin. Bien entendu je l’avais repéré car Ken Kesey fait partie de l’environnement culturel de ma jeunesse, mais effrayé par le pavé j’avais reculé. Un très grand roman mais je pense quand même qu’il est un peu long. PS : J’aime beaucoup votre « Bravo de l’avoir lu » qui confirme l’exploit sportif de la chose !!!!
Un de mes cadeaux au pied du sapin... Mais pourquoi "quelquefois" plutôt que "quelque fois" ? question futile mais ça m'intrigue...
Sandrine, j’avoue ne pas m’être posé la question. Il s’agit ici de l’adverbe de temps, orthographié « quelquefois » signifiant une fois, une certaine fois, un jour… qui a le même sens que votre « quelque fois » qui lui adopte une orthographe ancienne, ce que le Grand Robert notifie par Vx (archaïque) dans sa définition du mot.
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