Emmanuelle Bayamack-Tam : Arcadie
29/06/2020
Emmanuelle Bayamack-Tam, née en 1966 à Marseille, est une écrivaine française. Agrégée de lettres modernes elle publie aussi sous le pseudonyme de Rebecca Lighieri. Arcadie, son dernier roman (2018) vient d’être réédité en collection de poche.
Dans le Sud-est de la France, Liberty House, une grande demeure sur un vaste domaine abrite une communauté d’inadaptés sociaux sous la houlette d’Arcady, leur gourou. La narratrice, Farah, quatorze ans vit ici avec sa famille, son père et sa mère qui souffre d’électro-hypersensibilité, la grand-mère naturiste et lesbienne et une trentaine d’autres pensionnaires du même acabit. Une seule consigne, « aimer et jouir sans entraves. » Une sorte de paradis libertaire, une zone blanche sans réseaux sociaux ni nouvelles technologies. Tout irait pour le mieux pour Farah si elle n’était pas amoureuse d’Arcady qui repousse ses avances dans un premier temps, prétextant son jeune âge. Mais pire encore pour elle, l’éveil de sa sexualité va se révéler plus que complexe quand son corps va dévier des normes communément admises…
Autant vous prévenir tout de suite, si parler sexe vous indispose, vous risquez de rechigner à la lecture de ce très bon roman. Car si le livre aborde de multiples problèmes de notre époque, le nœud (sic !) de l’affaire tourne autour de l'intersexuation (ou intersexualité), ce terme biologique décrivant des personnes « nées avec des caractéristiques sexuelles qui ne correspondent pas aux définitions typiques de « mâle » et « femelle » dixit l'ONU. Farah va se livrer à une quête du genre éperdue pour découvrir qui elle est, femme, homme, voire les deux à la fois ? Il y aura du sexe avec Arcady, le grand amour de sa vie ou avec Maureen, femme pour l’un, mec pour l’autre ; son seul confident, Daniel, le pendant sexuel de Farah, homme féminisé…. Tout cela ressemble à une histoire de tuyaux de poêle, mais c’est rudement bien mené.
Qu’on aime ou pas ce roman - mon premier de cette écrivaine - on se doit de saluer haut et fort l’écriture et le style. Une imagination galopante qui sied parfaitement à la fluidité de sa plume et la volubilité de son propos. Les détails pointus abondent, le vocabulaire est d’une grande richesse et précision. Tout comme un des personnages du roman, le lecteur « est vite noyé sous un flot d’informations et d’anecdotes aventureuses. » Un pur régal d’autant que le ton général est à l’ironie permanente.
Il y a trop de choses dans ce bouquin pour tout recenser, outre le sexe et l’interrogation sur la notion de genre, il est aussi question d’immigrés, l’un d’eux arrivé en cachette sur la propriété va enflammer les sens de Farah et de Daniel ! Et qui plus est, mettre à mal ce qu’ils pensaient des valeurs prônées par leur phalanstère. Mais vous croiserez aussi des réflexions sur la presse et les chaines d’infos en continu, sur internet et les nouvelles technologies, sur la chirurgie esthétiques, vous vous débrouillerez avec le parler « branché » d’aujourd’hui etc. Bref, un bouquin très moderne.
Tous ces compliments ne prendront de valeur que si j’évoque aussi, les défauts du bouquin – du moins pour moi. Parfois Farah pousse le bouchon un peu loin et le lecteur ne sait pas vraiment faire la part entre l’ironie ou le sérieux quand elle déclare « la plupart des gens haïssent les enfants et leur souhaitent le pire, mutilations et abus sexuels compris : la pédocriminalité ne fait que répondre à leurs vœux inavouables » ou encore, « je crois pouvoir dire que le troisième sexe est l’avenir de l’homme. » Enfin, l’épilogue du roman nous offre quelques pages s’apparentant à un manifeste écologiste d’un simplet affligeant qui ternissent un peu mon enthousiasme général… Mais je le répète, c’est un bon bouquin.
« Arrête de dire « secte », c’est pas une secte ! Et Arcady, il a attendu que j’aie plus de quinze ans, je te rappelle ! C’est lui qui n’a pas voulu coucher avant : moi, j’étais prête ! Même à treize ans, j’étais archiprête ! C’est même moi qui l’ai harcelé ! – Ca change rien ! Tu le considérais comme ton père spirituel, tu m’as dit ! Alors, c’était carrément de l’inceste ! Ca me dégoûte ! Si vu de l’extérieur mon histoire avec Arcady ressemble à de l’abus sur mineur par personne ayant autorité, j’en suis désolée, et ça m’apprendra à la raconter à des gens qui ne sont pas en mesure de la comprendre voire d’en admettre l’existence. Désormais, je vais garder pour moi le récit de mon enfance hors normes dans une confrérie du libre esprit. Je vais même y penser aussi peu que possible, à cette enfance. J’ai dix-sept ans : l’âge adulte, c’est maintenant. »
5 commentaires
Je suis d'accord avec vous, y compris les bémols, mais c'est à connaître, ce roman, parfois bien cash
On pourra ne pas aimer ce roman, tous les goûts sont dans la nature, il n’empêche qu’il est bon et très bien écrit. Je découvre cette écrivaine et si ma médiathèque en a d’autres en rayon je ferai au moins un second essai….
J'avais été déçue par Les garçons de l'été, qu'elle a écrit sous le pseudo de Rebecca Lighieri, mais un ami lecteur m'avait convaincue de lui donner une seconde chance avec ce titre, et je ne l'ai pas regretté. Oui, il a sans doute des défauts, mais j'ai vraiment aimé son originalité, son héroïne, tous les questionnements qu'il pose sur le genre et l'identité sexuelle sans tomber dans la caricature..
D’accord avec toi mais je rajouterai que c’est aussi très bien écrit !
Oh, mais je suis d'accord avec ça aussi !
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