Julien Delmaire : Delta Blues
29/11/2021
Julien Delmaire, né en 1977, est un poète et écrivain français. Il anime de nombreux ateliers d'écriture dans les établissements scolaires, en milieu pénitentiaire et dans les hôpitaux psychiatriques. Son nouveau roman, Delta Blues, vient de paraître.
Je ne sais pas si le Mississipi est en crue mais ses eaux inondent ce bouquin et plusieurs de mes lectures récentes (Eddy L. Harris : Mississipi solo ; Hervé Gagnon : Crossroads) et pour faire bonne mesure, Robert Johnson le bluesman est dans tous les coups. Hasard ou maléfice vaudou ?
Clarksdale et sa région dans le delta du Mississippi en 1932. Dans la communauté Noire, Betty et Steve, sont jeunes, beaux et ils s’aiment. Mais quel peut-être leur avenir quand la ségrégation règne avec son bras armé le Ku Klux Klan qui répand la terreur à la lueur des croix enflammées ?
Un résumé hyper-court et à cent lieues du contenu de ce roman qui en réalité est une véritable fresque s’attachant à restituer la vie et l’ambiance d’une communauté dans le delta du Mississipi à cette époque particulièrement dure pour les gens de couleur. L’écrivain ne va donc pas se cantonner à suivre Steve et Betty - ce qui m’a surpris au début de ma lecture – mais au contraire, il éclate son récit en de multiples vignettes dressant le portrait d’autant de personnages tout aussi importants ou parfois secondaires : Steve bosse dans une boulangerie, Betty dans une blanchisserie et sa tante Sapphira est la guérisseuse/sorcière locale ; propriétaires Blancs et riches, cueilleurs de coton Noirs et pauvres ; shérif raquetteur des petits commerçants ; politiciens véreux ; distilleurs d’alcool et trafiquants ; prostituées dans des bouges minables où on joue du Blues. Tyrannie du Blanc sur le Noir mais réalité plus complexe quand le pauvre pactise avec le riche espérant s’en tirer ; racisme éhonté avec Ku Klux Klan et violences contre les Noirs, mais le Blanc ne rechigne pas à violer celles qu’il abhorre par ailleurs ; Pasteur alcoolique ou pire encore… Etc. Il y aurait tant à dire. La galerie de portraits est complète, les liens psychologiques entre les uns et les autres parfaitement esquissés.
Julien Delmaire connait son affaire, on peut même se demander si ce livre n’est pas en réalité un hommage au Blues. Sous couvert d’une histoire multiple, il reprend les grands thèmes des classiques du blues et pour que son message soit clair, il fait intervenir comme personnages secondaires de fameux musiciens, Robert Johnson le cador du genre (un rôle plus que secondaire en fait), Son House, Willie Brown…, nous inoculant « la maladie de vivre ». Et qui dit blues, dit diableries, Sapphira la tante de Betty convoque Legba, la divinité vaudoue pratiquant la métamorphose.
Un excellent roman. L’écriture est magistrale flirtant parfois avec la poésie quand l’intrigue le demande, certaines pages sont grandioses, le lecteur s’inquiète quand le mystère rôde, enrage quand la brutalité et la vilénie frappent les faibles, retient ses larmes quand l’émotion est trop forte (l’enterrement de Dora la prostituée assassinée par exemple) et se réjouit de croiser ses bluesmen favoris dans des situations très crédibles.
La fresque historique s’achève en 1946, certains depuis sont morts, d’autres reviennent de la guerre en Europe constatant qu’ici encore Noirs et Blancs ne cohabitent pas alors qu’à Paris il y a peu, ils flirtaient avec les jeunes filles de leur âge. Après toutes ces années et malgré les épreuves, Steve le Noir et Aaron Posner, vieux tailleur Juif, immigré venu d’Allemagne sont toujours amis. Envers et contre tout, comme un symbole d’alliance entre les proscrits.
Ne ratez surtout pas ce roman c’est une pure merveille tant pour le style que pour l’émotion qu’il suscite.
« Ses paroles, ainsi qu’un long psaume tressé de lierre et de charmille, embrassaient les contours flous du passé. Constance ferma les paupières. Elle vit l’âme orangée de Dora vaciller comme une flamme de benzène et regretta de l’avoir reléguée toutes ces années au ban de son affection. Quand Betty eut terminé son épitaphe de plein ciel, Constance dit : Hallelujah ! Et toute l’assemblée reprit à l’unisson : Hallelujah, pour l’étrangère perpétuelle, la promise des pierres, Hallelujah, pour le temps assassin et l’enfance retrouvée ! L’écho de la bénédiction parvint jusqu’à Sapphira, derrière la grille. La sorcière se pencha, prit un peu de terre dans ses paumes et murmura en direction de l’oiseau noir qui surveillait les tombes : « Erzulie, Frida, accueille-la ! Erzulie Dantor, venge-la ! » »
4 commentaires
Pure merveille, allons bon, mon seul espoir est que ce livre ne soit pas à la bibli...
Argh, il y est! Emprunté... Mais noté dans mes listes, on n'y arrivera jamais!
Ah ! Ah ! Excellent ce souhait de ne pas trouver un bon livre à la bibliothèque. Humour second degré, j’adore.
Sinon, sincèrement je pense que c’est un très bon roman.
Voilà en effet un bon livre qui est passé inaperçu des jurys des prix littéraires ! Belle écriture et thématique riche !
Exact et ça me peine beaucoup car c’est un très bon roman que j’incite, une fois encore, à lire !
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