Rechercher : les grands cerfs
Hanif Kureishi : Quelque chose à te dire
Avec Hanif Kureishi nous sommes habitués aux bons romans, pour n’en citer que deux My Beautiful Laundrette (adapté au cinéma par Stephen Frears) ou Le Bouddha de banlieue. Ce nouveau bouquin ne me démentira pas car il démontre une nouvelle fois tout le talent de l’auteur pour peindre une fresque de caractères avec en toile de fond l’Angleterre de Tony Blair des années 1980 jusqu’aux attentats de 2005. Le héros du roman est psychanalyste. On pourrait penser que pour exercer ce type de métier on doit être calme et serein avec une vie personnelle rangée afin d’avoir l’esprit libre pour le consacrer à ses patients. Il n’en est rien ici puisque Jamal, c’est le nom du héros, vit séparé de sa femme qui a la garde de leur fils adolescent, qu’il est très occupé par sa sœur mère de plusieurs enfants avec des pères différents et adepte du piercing qui vient de se lancer dans une nouvelle histoire de cœur avec son meilleur ami, un metteur en scène de théâtre un peu déjanté. Ajoutez à cela, son amour de jeunesse jamais éteint avec Ajita qui revient dans sa vie, ainsi que les retrouvailles forcées avec un camarade de la même époque qui sait beaucoup de choses sur le passé de Jamal et la mort suspecte du père d’Ajita. Comme vous le constatez c’est copieux, mais le style léger plein d’humour et enlevé de l’auteur est irrésistible et l’on suit ces aventures avec un intérêt certain, passant d’une réception huppée ou du bar cosy d’un grand hôtel, à un bar miteux à stripteaseuses voire carrément un bordel où le héros à ses habitudes. On fume des joints ou mieux encore, on boit de la vodka glacée en mangeant de la glace, on fréquente les soirées échangistes, on supporte l’équipe de football de Manchester United, voilà un quinquagénaire qui sait vivre ou du moins qui essaie dans ce monde tourmenté et ce Londres multiculturel. Hanif Kureishi tel un entomologiste rigolo étudie et décrit merveilleusement bien cette faune dans ce biotope complexe, ces gens qui vivent tout simplement.
« L’homme que j’avais tué ne me laisserait pas m’en tirer aussi facilement. Il s’accrochait à moi, plantait ses ongles dans ma chair. Quand je me réveillais, mon regard plongeait dans la terreur vacillante de ses yeux de condamné. Le passait me chevauchait tel un beau diable, me bourrait de coups de poing, me mettait la main devant les yeux et me bouchait les oreilles pour son plus grand plaisir. Tandis que j’avançais en haletant, il se rappelait sans cesse à mon bon souvenir. Ainsi va le monde. Ce sont nos fantasmes qui nous terrifient. Ils sont la Chose. »
Hanif Kureishi Quelque chose à te dire chez Christian Bourgois
14/10/2012 | Lien permanent
Chloé Delaume : Dans ma maison sous terre
J’avais vu Chloé Delaume dans l’émission littéraire de France5 il y a quelques semaines déjà et le personnage évoquant son roman m’avait attiré. Car ce roman c’est sa vie et sa vie ce n’est pas rien ! Son père est le frère de Ibrahim Abdallah le célèbre terroriste, il a tué sa mère sous ses yeux, elle a réchappé à de nombreuses tentatives de suicide et cerise sur le gâteau, elle a appris par sa grand-mère que son père n’était pas son père ! Ouf ! N’en jetez plus la coupe est pleine.
Le roman Dans ma maison sous terre part de cette révélation tardive et l’auteur en veut tellement à sa grand-mère qu’elle écrit ce livre dans le but avoué de « tuer » celle-ci quand elle l’apprendra ou le lira. Un livre dont la motivation principale est la haine de sa famille et de l’aïeule en particulier, voilà qui n’est pas banal. Et de fait, il ne sera question que de morts, de cimetière et autres morbidités du même tonneau. Pourtant on y trouve matière à sourire, on y croise Marie Darrieussecq et Sacha Distel, et à rire carrément quand on lit : « Pour l’après-enterrement de tante Gladys, ils avaient commandé chez le traiteur. C’est la seule fois de notre vie qu’on a mangé correctement dans cette maison. »
Chloé Delaume évoque donc sa vie, ses morts plutôt, et des morts anonymes dont elle croise les tombes tout en devisant avec un nommé Théophile rencontré dans un cimetière. Au final le livre n’est pas aussi intéressant que sa présentation me l’avait laissé espérer, par contre de nombreux passages semblent écrits comme des vers en prose et confèrent à la lecture, un rythme particulier qui lui donne une certaine noblesse.
« J’écris pour que tu meures. Puisque tu es vivante, encore tellement vivante que c’en est indécent. Ce qu’il faut à présent c’est que tu lises ces lignes et qu’enfin tu en crèves, que ton cœur se fissure, que le granit implose ; tes artères un brasier, le sang bout le sais-tu à combien de degrés, tes valves ravagées incendie poitrinaire. C’est à ça que j’aspire. A ton exposition. Carbonisée la chair abroge toute minauderie, la reine sera si nue qu’on scrutera en son sein. Alors sera révélée la nature de l’organe qui t’a maintenue en vie. Tu ne pourras plus feindre, tes entrailles en haillons se feront seul apparat »
PS : Alors que je range le bouquin dans ma bibliothèque, je m’aperçois que l’ordre alphabétique qui régit mon classement, fait côtoyer Delaume avec Delecroix et son Tombeau d’Achille. La coïncidence est troublante.
Chloé Delaume Dans ma maison sous terre au Seuil
11/10/2012 | Lien permanent
Gilbert Sinoué : Erevan
Noé en débarquant de son arche au sommet du mont Ararat se serait exclamé Yerevants ! Ce qui signifie « c’est apparu », telle serait l’origine du mot Erevan désignant la capitale de l’Arménie. C’est aussi le titre de ce nouveau livre de Gilbert Sinoué qui a choisi le mode romanesque pour nous raconter les terribles épreuves endurées par le peuple Arménien. D’abord le « nettoyage ethnique » et les massacres de 1894-1896 perpétués par le Sultan Rouge Abdül-Hamîd II, l’Europe protestera mais n’interviendra pas, enfin et c’est le sujet de ce livre, le génocide du printemps 1915 organisé par le triumvirat qui dirigeait l’Empire Ottoman à cette époque, Enver Pacha (ministre de la Guerre), Djemal Pacha (ministre de la Marine) Talaat Pacha (ministre de l’Intérieur).
Le roman s’appuie sur des faits historiques avérés et des personnages ayant réellement existés au milieu desquels évoluela famille Tomassian.Achodqui vit en Arménie avec son père et ses enfants, sa fille Chouchane et son fils Aram à peine adolescents, tandis que l’aîné Hovanès, frère d’Achod, est député au Parlement turc. Petit à petit les décrets réduisent les droits des Arméniens, l’inquiétude fait place à la peur quand dans la nuit du 24 au 25 avril 1915 plusieurs centaines de personnalités arméniennes sont arrêtées. Quand la peur va laisser place à la terreur, le roman – qui est aussi l’Histoire – devient insoutenable, déportations massives vers le désert de Syrie, exécutions en masse au bord des chemins et actes de barbarie sauvage. Sur les 20 000 habitants d’Erzurum seuls 22 (!) échapperont aux massacres pour ne donner qu’un exemple des carnages qui au total feront 1,5 million de morts.
Le gouvernement libéral turc qui succédera au triumvirat en fuite vers l’Allemagne, décidera en 1918 de créer une commission d’enquête qui établira clairement les responsabilités des coupables, basées sur des preuves irréfutables et les principaux chefs seront condamnés par contumace. Pour autant, les gouvernements turcs successifs persistent à nier les massacres, jugés et condamnés par leurs prédécesseurs. A ce jour tous les pays, tels les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, le Danemark, n’ont pas reconnu le génocide.
Un livre très émouvant que j’ai lu avec un intérêt particulier, puisqu’il retrace une partie de l’Histoire mais surtout un pan de l’histoire de ma famille et de mes grands-parents paternels que j’ai à peine connus.
« - Tu ne comprends pas. Personne ne comprend. Vous voulez que nous partions pour nous sauver. Vous ne savez pas que dès qu’un homme abdique, dès qu’il accepte de renoncer à un grain de blé de son champ, une perle d’eau de sa rivière, un caillou de sa montagne, le jour où il revient, il ne retrouve ni son champ, ni sa rivière, ni sa montagne. Ceux qui auront pris sa place lui auront confisqué sa vie. C’est ce qui se passera si nous abandonnons cette maison. »
Gilbert Sinoué Erevan chez Flammarion
16/10/2012 | Lien permanent
Steinbeck : Rue de la sardine
John Steinbeck est né à Salinas (Californie) en 1902, prix Nobel en 1962 pour l’ensemble de son œuvre, il décède en 1968. En plus de son talent littéraire, ses romans s’adaptant facilement au cinéma lui vaudront une grande renommée. Quelques bouquins incontournables, Des souris et des hommes, Tortilla Flat et son chef d’œuvre Les raisins de la colère. Ce dernier, se déroulant durant la crise économique des années 30, fait partie de ces livres qui vous marquent pour la vie, à lire absolument.
Revenons-en à notre sardine. L’action se déroule à Monterey un port de pêche, non loin de Salinas, dans la rue dela Sardine. JohnSteinbeckva nous décrire la vie de ce microcosme vivant entre terrains vagues et rues délabrées. Chômeurs, épicier chinois, bordel, docteur etc. tous les habitants de ce quartier vivent comme ils peuvent. Tous se connaissent et s’observent. Chaque chapitre raconte une petite histoire différente mais tout du long nous suivons Mack et ses potes, des bras cassés au chômage vivant de petites rapines mais caressant des rêves de midinettes ; quand ils récupèrent un entrepôt désaffecté pour y loger, ils se hâtent de le meubler et d’y mettre des rideaux, plus tard Mack s’occupera avec un dévouement attachant d’une petite chienne. Les gros durs du quartiers ne sont en fait que des brutes au grand cœur incapables de mesurer la portée de leurs actes quand par exemple, voulant organiser une petite fête pour remercier le docteur de ses bienfaits, ils vont déclencher une catastrophe en chaîne cassant tout dans la maison du malheureux toubib, qui finalement leur pardonnera.
John Steinbeck nous donne à voir à prime abord, une population miséreuse de petits arnaqueurs, mère maquerelle et putes, mais si on prend le temps de mieux connaître ces gens, ils cachent des trésors de tendresse. « Quelqu’un eut-il regardé par l’autre bout de la lorgnette, il eût pu dire « ce sont des saints, des anges et des martyrs » et ce serait revenu au même ».
« J’ai jamais roulé un homme saoul, c’est pas maintenant que je commencerai ! déclara Mack. Faut tout de même qu’on sorte d’ici. Y va se sentir tout chose, quand y se réveillera, et y va nous met’ tout sur le dos, ça c’est couru ! Ah ! non je veux pas rester ici ! » Mack jeta un coup d’œil sur les rideaux brûlés, sur le plancher trempé de whisky et de trace de chiots, sur la graisse de lard coagulée après le fourneau. Il se dirigea vers les chiots, les examina soigneusement, tâta les os, souleva les paupières, retroussa les babines, et fit choix d’une petite chienne superbement tachetée, d’œil noir et de museau grenat. »Viens, viens, chérie » murmura-t-il. »
John Steinbeck Rue de la sardine chez Folio
16/10/2012 | Lien permanent
Edith Wharton : Le vice de la lecture
La Petite Collection des Editions du Sonneur a été créée pour que puissent exister des textes trop courts pour être publiés dans un grand format, mais trop grands pour ne pas être édités, nous prévient l’éditeur. Car effectivement il s’agit non pas d’un « livre » (une trentaine de pages) mais d’un article paru en 1903 dans la North American Review pour la première fois et aujourd’hui exhumé de l’oubli.
Edith Wharton (1862-1938) vient de la haute bourgeoisie New Yorkaise, voyage en France et en Angleterre où elle rencontre Gide, Cocteau, Henry James et d’autres artistes. En 1920 elle est la première femme à obtenir le prix Pulitzer avec Le Temps de l’Innocence. Son œuvre s’étale sur une quarantaine de romans, des poèmes, des critiques et des ouvrages sur la décoration des jardins.
En ce temps de rentrée littéraire, selon la formule consacrée à l’avalanche de livres qui déboulent sur les étals des librairies, la lecture de ce Vice de la lecture ne pouvait pas mieux tomber. Il s’agit donc comme je l’ai dit, d’un article critique consacré à la lecture et surtout aux lecteurs. Edith Wharton estime qu’il y a deux sortes de lecteurs, le « lecteur mécanique » et le « lecteur né ». Le premier lit ce que nous nommerions aujourd’hui les best-sellers, les livres dont on parle, bref les livres qu’il faut avoir lus pour ensuite pouvoir en parler en société, alors que le second serait un vrai lecteur, réellement intéressé par le texte et seul à même de le comprendre. De cette catégorisation il en découle selon elle, que le « lecteur mécanique » est une des causes de la mauvaise littérature, puisque c’est lui qui lit les écrivains médiocres ; les lire c’est les faire vivre, les faire vivre c’est les pousser à « commettre » de nouveaux livres de piètre qualité que le « lecteur mécanique » s’empressera de lire, etc. la boucle est bouclée.
On voit que l’auteur a une vision assez élitiste de la lecture et qu’elle ne manque pas de l’écrire « Lire n’est pas une vertu, mais bien lire est un art que seul le lecteur-né peut acquérir ». Un texte qui fait grincer des dents, qui peut lancer un débat mais qui ne s’engage pas sur de bonnes voies.
« C’est lorsque le lecteur mécanique, armé de la haute idée de son devoir, envahit le domaine des lettres – discussions, critiques, condamnations ou, pire encore, éloges – que le vice de la lecture devient une menace pourla littérature. Alorsmême qu’il pourrait sembler d’un goût douteux de s’offusquer de cette intrusion motivée par de si respectables motifs, n’eût été cette incorrigible suffisance de lecteur mécanique qui fait de lui une cible légitime. L’homme qui joue un air sur u orgue de Barbarie ne cherche pas à soutenir la comparaison avec Paderewski ; le lecteur mécanique, lui, ne doute jamais de sa compétence intellectuelle. Tout comme la grâce mène à la foi, tant de zèle investi pour progresser est supposé conférer une cervelle. »
Edith Wharton Le vice de la lecture La Petite Collection – Editions du Sonneur
17/10/2012 | Lien permanent
Robert Silverberg : Le livre des Crânes
J’ai longtemps cherché en vain ce livre épuisé, j’avais noté ses références dans mon carnet puis le temps passant et la liste des nouveautés s‘allongeant sans cesse, je l’avais presque oublié. Presque seulement, car récemment j’ai constaté qu’il était de nouveau disponible, inutile de vous décrire le plaisir qu’il y a à dénicher un objet longtemps désiré.
Robert Silverberg est un célèbre écrivain américain de Science-fiction et Le Livre des Crânes écrit en 1972 est salué comme son chef-d’œuvre, parmi ses nombreux romans de grande qualité. Quand on évoque la SF, on pense à des histoires de mondes parallèles, de Martiens, de pouvoirs extrasensoriels et autres extravagances. Très souvent nous nageons dans ces eaux et j’ai longtemps fait mon miel de ce genre littéraire plus que respectable, avec Philip K Dick, Asimov, Matheson, Ballard et tous les autres, m’explosant les méninges à lire ces merveilleux délires qui repoussaient les limites des mondes connus. Pourtant ici avec ce roman catégorisé comme tel, Silverberg dépasse le genre et il faut l’écrire et le dire pour ne pas rebuter ceux qui ne sont pas friands de SF ; ne prêtez pas attention au titre de la collection qui classe cet ouvrage dans la SF, le côté fantastique n’est qu’un prétexte, un subterfuge d’écrivain roué, un contexte anecdotique pour dérouler son propos.
Quatre étudiants poussés par l’un d’eux qui a découvert un manuscrit inconnu au fond d’une bibliothèque universitaire, partent à la recherche du monastère de la Fraternité des Crânes où des moines détiendraient le secret de l’immortalité. Résumé ainsi, nous sommes effectivement dans le domaine de la SF mais le livre est une très belle étude psychologique de quatre jeunes adultes ainsi qu’un essai sur nos fantasmes, croyances et principes moraux. Chaque étudiant se fait récitant, à tour de rôle, et les chapitres sont chacun le reflet de leur vision de cette aventure. Des secrets sont libérés, Eros et Thanatos sont bien entendus présents et le livre se referme sur une question ouverte « Ont-ils découvert l’immortalité ? ». Du très grand art.
« Nous tournâmes et retournâmes le texte pendant des heures, laissant Ned y exercer ses muscles de jésuite, pour n’arriver enfin qu’à une seule signification possible, évidente et horrible. Il fallait qu’il y ait un volontaire au suicide. Et deux des trois survivants devaient assassiner l’autre. Tels étaient les termes du pacte. Fallait-il les prendre à la lettre ? Ou bien avaient-ils une valeur de symbole métaphorique ? »
Robert Silverberg Le Livre des Crânes Livre de Poche collection Science-fiction
08/10/2012 | Lien permanent
Philip Roth : Opération Shylock
Philip Roth est né le 19 mars 1933 à Newark, dans le New Jersey, son œuvre couronnée de multiple prix en fait l’un des plus grands écrivains américains contemporains. Aujourd’hui il vit dans le Connecticut. Némésis paru en France il y a quelques mois devrait être son tout dernier roman, l’écrivain ayant déclaré à la presse qu’il arrêtait d’écrire. Ce roman, Opération Shylock, sous-titré Une confession, est paru en 1993.
Jérusalem en 1988. Alors que se tient le procès de John Demjanjuk, un Ukrainien suspecté d’être le « bourreau de Treblinka », Philip Roth l’écrivain bien connu est confronté à son sosie, un autre Philip Roth, homonyme et imposteur, condamné par un cancer, promouvant le « diasporisme », une théorie qui voudrait que le seul espoir de survie pour les Juifs d’Israël face à la menace Palestinienne, serait de revenir vivre en Europe, dans les pays dont ils sont originaires, à savoir la Pologne, l’Ukraine et l’Allemagne.
Pour appliquer ce programme il a créé l’ASA, les Antisémites Anonymes, et se fait aider par sa maîtresse gironde, son ancienne infirmière, antisémite en voie de guérison. Sachez aussi qu’il y a un chèque d’un million de dollars qui s’égare, un chauffeur de taxi qui a la chiasse, une prothèse de sexe maousse, un enlèvement, un vrai Roth qui se fait passer pour le faux Roth pour mieux le démasquer et les services secrets du Mossad. Encore ai-je abrégé.
Ce qui amène l’auteur à cette constatation lucide « Jusqu’ici, l’histoire est construite de manière superficielle, elle est sur-construite, il la trouve même un peu trop monstrueusement construite à son goût, avec des évènements étranges qui surgissent dans tous les coins, de sorte que l’intelligence ne trouve pas où se fixer pour avoir une vue d’ensemble. » Tout cela est vrai et il faut tout le talent de l’écrivain pour nous embringuer dans cette histoire ahurissante, où vrai et faux s’emmêlent, où les mises en abimes en rajoutent au trouble dans lequel est plongé le lecteur. Un bouquin qui a « l’apparence de l’autobiographie tout en acquérant les potentialités du roman ».
Il y a du polar ou du thriller, un fond politique et historique fort, une interrogation sur la judéité et sur la position qu’un Juif libéral peut adopter devant le comportement de l’état Israélien face au peuple Palestinien.
Philip Roth nous avait déjà habitués à la dualité avec ses héros, variantes de lui-même, comme le fameux Zuckerman, mais dans Opération Shylock, il va plus loin encore, puisque nous avons sous sa plume, deux Philip Roth. Carrément. Un roman intellectuellement époustouflant, même si certains passages sont un peu longs.
« Attendre de voir la critique que fera de mon dernier livre le plus bête, le plus maladroit, le plus superficiel, le plus débile de tous les crétins bourrés de mauvaises intentions qui traînent dans ce métier où des abrutis sans aucune oreille et incapables de sentir la moindre nuance passent leur temps à aligner des clichés qu’ils appellent critiques de livres. Il n’y a pas grand espoir de se faire comprendre. Qui ne penserait qu’il valait peut-être mieux sauter par la fenêtre ? »
Philip Roth Opération Shylock Folio
Traduit de l’anglais par Lazare Bitoun
10/04/2013 | Lien permanent
Jo Nesbo : Chasseurs de têtes
Jo Nesbo est un écrivain norvégien de romans policiers né en 1960 à Oslo. Il a d'abord été journaliste économique puis s'est dirigé vers la musique avec le groupe de pop Di Derre, l'un des plus célèbres en Norvège de 1993 à 1998. Son premier roman, L'Homme chauve-souris (1997), a tout de suite remporté un grand succès et il a obtenu l'année suivante le prix du meilleur roman policier scandinave de l'année. Chasseurs de têtes est paru en 2009.
Roger Brown se targue d’être le meilleur chasseur de têtes de toute la Norvège. Sa technique de recrutement est bien au point, ses avis ne sont jamais contestés. Il vit sur un grand pied, belle maison et jolie femme qui lui coûte beaucoup avec sa galerie d’art. Du coup le Roger il a une double activité, quand ses clients sont convoqués à des entretiens, il s’introduit chez eux pour voler leurs œuvres d’art. Jusqu’à ce qu’il tombe sur un os, son dernier client est un spécialiste de la technologie GPS…
Pour ceux qui connaissent un peu l’œuvre de l’écrivain, je précise tout de suite que Harry Hole, son héros récurrent n’est pas de l’aventure et j’ajouterai, heureux homme ! Car inutile de barguigner, le roman n’est pas bon du tout. Certes, j’ai réussi à le lire jusqu’au bout mais c’est bien le seul point positif que je puisse lui attribuer.
L’intrigue n’est pas crédible, voire abracadabrante, et le grotesque y montre le bout de son nez plus d’une fois (l’immersion volontaire dans la fosse septique avec ses implications ultérieures, par exemple), et que dire du long passage récapitulatif des évènements durant l’épilogue, non seulement le procédé n’est pas très finaud mais il met en relief le peu de crédibilité de l’histoire, ce qui dessille définitivement les yeux du plus compréhensif des lecteurs. Finalement je me suis demandé si je lisais réellement un bouquin de Jo Nesbo, ce qui renforce ma déception car j’ai lu beaucoup mieux de cet écrivain.
« Le calme est étrange, j’entends le vent souffler doucement dans les arbres, et le murmure de la rivière. Mon bras est paralysé, je suis suspendu la tête en bas, bloqué entre chair et acier. Du sang et de l’essence gouttent depuis le plancher au-dessus de moi. Sous moi, sur le pavillon à damier de la voiture, je vois un coupe-ongles, un bras amputé, deux morts et un vanity-case. Le monde n’a aucune beauté, juste de la vanité. »
Jo Nesbo Chasseurs de têtes Gallimard Série Noire – 310 pages –
Traduit du norvégien par Alex Fouillet
22/04/2015 | Lien permanent
Ron Rash : Incandescences
Ron Rash, né en Caroline du Sud en 1953, titulaire d’une chaire à l’Université, écrit des poèmes, des nouvelles et des romans. Son premier roman paru en France en 2009, Un pied au paradis, a fait forte impression et Serena en 2011, l’impose comme l’un des grands écrivains américains contemporains. Son dernier ouvrage, Incandescences, vient de paraître.
Il s’agit cette fois, d’un recueil de douze nouvelles. Dans des décors sauvages, les Appalaches, à des saisons diverses, sous la neige épaisse ou en période de sécheresse, et des époques différentes, durant la guerre de Sécession ou la fin des années cinquante, Ron Rash trousse de magnifiques histoires mettant en scène les humbles, ceux qui se débattent entre la misère et la violence pouvant aller jusqu’à donner la mort. Des portraits attachants, pour le meilleur comme pour le pire, ici on vole des œufs pour pouvoir manger, là un fils drogué vole ses parents ; des pilleurs de tombes, un pyromane, un vieil homme hors-la-loi poursuivi par un ranger des parcs nationaux, un guitariste de rock dans un bouge minable…
Au fil de votre lecture, vous passerez de la violence froide (Les Temps difficiles) à l’humour noir (Des confédérés morts), de l’incertitude (Incandescences) à l’humour désespéré (Etoile filante), à moins que l’écrivain ne s’essaye au genre poétique (L’Envol). Soyons néanmoins lucides, tous les textes ne sont pas du même niveau, un ou deux (Retour) m’ont laissé sur ma faim. L’écriture est toujours impeccable, même quand l’auteur adopte un langage « bouseux » pour certains dialogues.
Le temps nous semblait long depuis Une terre d’ombre, bouquin paru l’an dernier, Ron Rash nous donne de ses nouvelles, elles sont bonnes et nous attendons donc son prochain roman avec impatience.
« Sa grand-tante était née sur cette terre-là, y avait vécu huit décennies, et la connaissait aussi bien qu’elle connaissait son mari et ses enfants. Voilà ce qu’elle avait toujours soutenu, et elle était capable de vous annoncer à la semaine près quand la première fleur de cornouiller illuminerait la crête, la première mûre serait assez noire et ronde pour être cueillie. Puis son esprit s’était égaré en un lieu où elle n’avait pu le suivre, emportant avec lui tous les gens de son entourage, leurs noms et les liens qui les unissaient, s’ils vivaient encore ou s’ils étaient morts. Mais son corps s’était attardé, dépouillé d’un être intime, aussi vide qu’une carapace de cigale. »
Ron Rash Incandescences Seuil – 202 pages –
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Reinharez
16/04/2015 | Lien permanent | Commentaires (2)
Sorj Chalandon : Profession du père
Sorj Chalandon, né en 1952, est un journaliste et écrivain français. Après avoir travaillé pour le quotidien Libération de 1973 à 2007 comme membre de la presse judiciaire, grand reporter, puis rédacteur en chef adjoint de ce quotidien, il est aujourd’hui journaliste au Canard enchaîné. Son roman Profession du père est paru en 2015.
Le roman débute par l’enterrement du père, occasion pour Emile le fils unique et narrateur, de revenir sur son enfance dans les années 60, entre un père mythomane et une mère démissionnaire.
Quel extraordinaire roman, qui balade le lecteur entre le rire, l’inquiétude, la rage et l’émotion. Le rire, ou plutôt le sourire, ce sont les affabulations du père qui prétend avoir été militaire dans les chasseurs parachutistes, pasteur pentecôtiste, footballeur professionnel ou bien sommet, quand il lui fait croire qu’il est agent secret, en cheville avec la CIA et qu’il va assassiner le général de Gaulle avec son aide. L’inquiétude, car ces vantardises acceptées par la mère qui se tait et l’enfant qui bien sûr les croît puisque c’est son père qui le dit, créent un malaise de mauvais augure, un pressentiment de malheur à venir tant elles sont extravagantes de délire paranoïaque. La rage, non seulement le père affabule de manière éhontée mais il peut être violent, infligeant des punitions sadiques à Emile ou des humiliations à sa femme. L’émotion, tout du long du roman, devant cet enfant berné et maltraité par son père, cette mère douce et gentille mais dans le déni le plus absolu, « Elle ne voyait rien. Jamais elle n’avait rien vu. »
Les derniers chapitres, quand Emile devenu adulte et marié, retournera voir ses parents sont particulièrement poignants, l’émotion à son paroxysme, les parents âgés, le père fou, la mère « ailleurs », le fils partagé entre amour et détestation, trois solitudes, trois vies qui se sont longtemps côtoyées sans jamais être liées réellement.
Un roman magnifique que je conseille à tous, merveilleusement servi par une écriture qui jamais n’en rajoute, toujours élégante de tact.
« J’ai regardé mon père. Depuis toujours, je me demandais ce qui n’allait pas dans notre vie. Nous ne recevions jamais personne à la maison, jamais. Mon père l’interdisait. Lorsque quelqu’un sonnait à la porte, il levait la main pour nous faire taire. Il attendait que l’autre renonce, écoutait ses pas dans l’escalier. Puis il allait à la fenêtre, dissimulé derrière le rideau, et le regardait victorieusement s’éloigner dans la rue. Aucun de mes amis n’a jamais été autorisé à passer notre porte. Aucun des collègues de maman. Il n’y a toujours eu que nous trois dans notre appartement. Même mes grands-parents n’y sont jamais venus. »
Sorj Chalandon Profession du père Grasset – 316 pages –
11/03/2017 | Lien permanent | Commentaires (6)