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19/01/2017

Jean Hegland : Dans la forêt

Jean HeglandJean Hegland est née en 1956 dans l’Etat de Washington. Après avoir accumulé les petits boulots, elle devient professeur en Caroline du Nord avant de se plonger dans l’écriture. Son premier roman, Dans la forêt, paraît en 1996 et vient tout juste d’être traduit. Elle vit aujourd’hui au cœur des forêts de Caroline du Nord et partage son temps entre l’apiculture et l’écriture dont elle semble avoir retrouvé le goût si j’en crois sa bibliographie, puisqu’après son roman de 1996, ce n’est qu’en 2004 qu’elle en publie un second et en 2015 son tout dernier.

Californie du Nord, une maison rustique dans une clairière perdue au fond des bois, loin de tout et du premier voisin. Vit là une famille, en autarcie totale, le père enseignant mais aussi bricoleur genre Géo Trouvetout, la mère ancienne danseuse et leurs deux filles, Nell et Eva. Le première se destine aux études et vise Harvard, la seconde n’a qu’une passion la danse classique et veux incorporer un ballet. Mais ça c’était avant… avant quoi ? On ne le saura jamais, une guerre mondiale, une épidémie mortelle, un désastre écologique majeur… ? Toujours est-il qu’aujourd’hui, les deux jeunes filles, 17 et 18 ans, sont seules et Nell tient le journal de leur vie.

Jean Hegland n’est pas un auteur prolifique mais quand la qualité – comme ici – prime sur la quantité, on ne peut que lui pardonner. Nous sommes en présence d’un de ces romans qui enchante complètement le lecteur, dès les premières pages il est séduit par l’écriture et son rythme maintenu jusqu’à la fin, intrigué par l’histoire qui ne se dévoile que peu à peu, au fil des souvenirs de la narratrice jetés sur le papier ou du présent qu’il faut affronter ; et quand le bouquin est refermé, sa puissance narrative reste profondément ancrée en vous. Un roman bien « plein », rien de trop, pas de vides, mais assez aérien pour ne pas le qualifier de dense.

Roman primitif, ici il est question de mort, de survie et de vie nouvelle – dans cet ordre. Décès successifs des parents, les deux gamines devant affronter seules le monde et survivre dans leur bulle pour l’instant préservée, en entretenant un potager, en économisant sur tout depuis que l’essence et l’électricité n’existent plus. Quand les dernières réserves, conserves et farine viendront à manquer, il leur faudra découvrir réellement ce qu’est la nature et les trésors qu’elle recèle, « J’ai vécu dans une forêt de chênes toute ma vie, et il ne m’est jamais venu à l’idée que je pouvais manger un gland » découvre Nell, ravie. Roman écologique aussi, mais l’expression en a été tellement galvaudée ces dernières années que j’ai peine à l’écrire, pourtant c’est bien la nature avec un « N » majuscule qui est au centre du bouquin.

Le présent est un mystère, que c’est-il passé, quelle est la situation à l’est du pays, le futur l’est bien plus encore, mais Nell et Eva sont combattives, elles s’acharnent à garder vivant leurs rêves, la première lit l’Encyclopédie, mot après mot, tandis que sa sœur se contraint à danser sans musique, à l’aide d’un vieux métronome, pour maintenir sa forme physique. Les rapports psychologiques entre les deux sœurs évolueront au cours du récit, passant par des hauts et des bas mais toujours crédibles et bien vus.

Je ne vais bien sûr pas vous raconter l’histoire et ses nombreux épisodes (il y aurait tant à dire sur cet ouvrage) mais soyez assurés qu’il y en a de magnifiques : la mort de la mère est superbement contée, celle du père est poignante, une chasse au sanglier puissante de réalité vitale… La fin du roman est elle aussi très réussie – j’avais peur que l’écrivain se loupe, ce qui aurait gâché l’ensemble – très poétique et très primitive (encore ce mot ?) dans le sens où les deux femmes vont trouver la libération spirituelle les amenant à tout abandonner – bien qu’elles possèdent peu matériellement parlant – pour se fondre littéralement dans la forêt, quittant leur clairière jusqu’alors havre de paix et dernière trace tangible de leur monde d’avant.

Une lecture indispensable.

 

« Maintenant que j’y repense, je suis sûre que nous étions tous les trois en état de choc. Hébétés, toujours sous le coup de la mort de Mère, moins de neuf mois auparavant, nous n’avons peut-être pas pris conscience, quand il en était encore temps, qu’après des décennies d’avertissements et de prédictions les choses commençaient vraiment à manquer. Et puis, comme nous vivions loin de tout, nous étions habitués aux épisodiques coupures d’électricité et attendre que le courant soit rétabli dans les zones plus peuplées avant de l’être chez nous. Peut-être que nous aurions dû nous douter plus tôt que ce qui se passait était différent. Mais même en ville, je pense que les changements se sont produits si lentement – ou s’inscrivaient tellement dans la trame familière des problèmes et des désagréments – que les gens ne les ont vraiment identifiés que plus tard, au printemps. »

 

 

Jean HeglandJean Hegland  Dans la forêt  Gallmeister – 301 pages –

Traduit de l’américain par Josette Chicheportiche