05/07/2019
Nicolas Bouvier : L’Usage du monde
Nicolas Bouvier (1929-1998) est un écrivain, photographe et voyageur suisse. Après avoir suivi des cours d'histoire médiévale, de sanskrit et de droit à l'Université de Genève, Nicolas Bouvier se lance dans un long voyage de plus d’un an en Asie, commencé avec un ami, puis en solitaire à travers l'Inde afin de gagner la Chine. La route étant fermée pour des raisons politiques, il gagne Ceylan où, malade et déprimé, il reste neuf mois. A son actif plusieurs séjours au Japon (seul ou avec femme et enfants) et d'autres voyages en Asie (Corée du Sud, Chine) ou en Europe (Irlande, Iles d'Aran). Depuis sa parution en 1963, L’Usage du monde, parfois égalé mais jamais dépassé, est entré au panthéon des récits de voyages.
Le récit relate le périple de l’auteur avec son ami le peintre Thierry Vernet, entamé à Belgrade en 1953 puis enquillant successivement, l’Anatolie, l’Azerbaïdjan, l’Iran et enfin l’Afghanistan en 1954. Après un an et demi, le livre s’arrête à Kaboul, Thierry Vernet s’envole pour Ceylan rejoindre sa fiancée et Nicolas Bouvier poursuit sa route vers l’Inde, mais tout ceci est une autre histoire… et fera l’objet d’autres livres.
Nos deux voyageurs s’embarquent donc pour une expédition low cost, dans une vieille Fiat bien pourrie qui leur vaudra maints déboires. Ne devant leur subsistance qu’aux maigres revenus obtenus de la vente de ses toiles par Vernet, ou encore pour Bouvier, d’articles pour la presse locale, de conférences et de cours de français dispensés de-ci, de-là. C’est bien peu, mais on peut aussi compter sur l’hospitalité des autochtones, les plus pauvres toujours les premiers à donner aux voyageurs.
Et c’est ce qui caractérise ce récit : voyage, oui, mais en complète immersion dans les contrées traversées. On parle la langue du pays, aucun a priori face aux autres cultures, on vit comme les locaux, toujours ou presque très frugalement. Ce ne sont que petits villages complètement inconnus, chichement peuplés de gens très pauvres et très simples où l’on se partage un oignon et un morceau de fromage de chèvre, éventuellement quand la chance sourit, un verre d’alcool et l’on finit la soirée en jouant une rengaine à l’accordéon qui ébaubit les locaux. Un paradoxe, d’un côté on se hâte car nos voyageurs poursuivis par l’hiver tentent de gagner des régions au climat plus favorable, mais de l’autre, on prend son temps, parfois contre leur gré quand la voiture flanche.
Décrire les milles aventures qui arrivent à nos héros fait l’objet de ce livre : ils connaitront le froid, les chaleurs torrides, la maladie, les pannes de voitures à répétition où l’on répare avec un gros caillou comme marteau et le système D, Nicolas Bouvier perdra le manuscrit de son récit avant de le récupérer crapoteux dans une décharge publique, etc. etc. Mais ce sont aussi mille rencontres, des personnages truculents, pathétiques, serviables au-là de ce qu’on est en droit d’attendre, des bergers, des militaires, des instituteurs, des camionneurs, des patrons de café… Bouvier s’attache plus aux hommes qu’aux paysages, tout en dispensant une érudition à toute épreuve, sans jamais lasser. Et il est très intéressant de lire ses réflexions de 1963 sur la géopolitique des régions traversées (les Kurdes ou l’Iran par exemple), elles nous éclairent sur la situation actuelle et remettent les choses en perspectives.
Le bouquin est trop riche pour que je m’attarde sur tout, c’est drôle parfois, touchant aussi, truffé d’aphorismes pleins de sagesse où chacun piochera celui qui lui convient (« Toutes les manières de voir le monde sont bonnes, pourvu qu’on en revienne. »). Quand le bouquin s’achève, Nicolas Bouvier s’interroge, est-ce que le voyage nous change ? Rien n’est moins sûr. Et qu’importe, lui continue sa route vers l’Inde.
Un livre magnifique, LE récit de voyage par excellence.
« Il est bien naturel que les gens d’ici n’en aient que pour les moteurs, les robinets, les haut-parleurs et les commodités. En Turquie, ce sont surtout ces choses-là qu’on vous montre, et qu’il faut bien apprendre à regarder avec un œil nouveau. L’admirable mosquée de bois où vous trouveriez justement ce que vous êtes venu chercher, ils ne penseront pas à la montrer, parce qu’on est moins sensible à ce qu’on a qu’à ce qu’on manque. Ils manquent de technique ; nous voudrions bien sortir de l’impasse dans laquelle trop de technique nous a conduits ; cette sensibilité saturée par l’Information, cette Culture distraite, « au second degré ». Nous comptons sur leurs recettes pour revivre, eux sur les nôtres, pour vivre. On se croise en chemin sans toujours se comprendre, et parfois le voyageur s’impatiente ; mais il y a beaucoup d’égoïsme dans cette impatience-là. »
Nicolas Bouvier L’Usage du monde Petite bibliothèque Payot – 349 pages –
Dessins de Thierry Vernet
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