06/02/2014
Piotr Rawicz : Le Sang du ciel
Piotr Rawicz est né en 1919 à Lvov, alors en Pologne (aujourd'hui Lviv en Ukraine) dans une famille juive aisée et plutôt assimilée. Son père, avocat, est très actif dans les différentes organisations de la communauté juive de la ville. Piotr, le plus jeune d'une fratrie de trois enfants étudie le droit et les langues orientales à l'université de la ville. Il y fait la connaissance d'Anna qu'il épousera après la guerre. En 1939, Lvov est annexé par les Soviétiques et après l'invasion allemande en 1941, il s'enfuit avec Anna. Il parvient à se cacher pendant un an mais finit par être arrêté durant une rafle à Zakopane, une ville polonaise. Il est torturé par la Gestapo mais ne livre aucun nom. Grâce à un faux certificat médical, il parvient à expliquer sa circoncision. C'est donc en tant que « prisonnier politique ukrainien » qu'il est déporté à Auschwitz pendant deux ans. En 1944, il est transféré au camp de Leitmeritz, près de Terezin. Il est libéré en mai 1945. Après la guerre, Rawicz s'installe en Pologne. Il travaille comme journaliste et écrit aussi des poèmes. Piotr et Anna Rawicz émigrent en France en 1947 pour étudier les langues orientales. Entre 1949 et 1953 il est correspondant français de plusieurs journaux étrangers, mais cela ne suffit pas à subvenir à ses besoins et il est obligé de vivre de petits boulots comme chauffeur, traducteur.
Piotr Rawicz sera l’un des premiers à faire connaître l'œuvre d'Alexandre Soljénitsyne. Naturalisé français en 1966, son passeport français lui permet de retourner en Pologne à Auschwitz, et de revoir son père qui a survécu à la Shoah. Après la mort de sa femme en 1982 il se suicide, à l'âge de 63 ans. Il laisse derrière lui de nombreux écrits non-publiés.
En 1961, il publie Le sang du ciel, son seul roman, rédigé directement en français, basé en partie sur son expérience concentrationnaire. Le livre connait un succès immédiat en France. Il est considéré comme le premier roman de la Shoah en langue française. Le livre vient d’être réédité dans la collection L’Imaginaire chez Gallimard.
Une longue introduction biographique, car elle constitue le cœur du texte de ce livre qui n’est pourtant ni une autobiographie, ni même un témoignage, mais un roman basé sur des faits réels.
Le narrateur découvre un manuscrit autobiographique, « ce genre de « journal intime », c’est comme du linge sale ou le linge d’autrui… » qu’il entreprend de relater à un auditeur qui n’est pas nommé - c'est-à-dire nous lecteurs - dans un café parisien. L'action se situe à l'est de la Galicie sous l'occupation allemande, au moment où les nazis ordonnent aux habitants d'un petit ghetto ukrainien de se rassembler, « Le douze juillet 194… on nous ordonna de prendre nos bagages – vingt kilos par tête – de laisser ouvertes les portes de nos demeures et de nous rassembler sur la grande place que bordait le fleuve ». Boris, le héros, est un intellectuel juif assimilé, qui mis à part la circoncision, peut tout à fait passer pour un polonais. Il prend la fuite avec sa compagne Noémi et tout du long de leur errance, ils survivent grâce à sa maitrise de l'allemand et de l'ukrainien, son argent et ses relations. Après avoir échappé plusieurs fois aux nazis, il est enfermé dans les camps dont il subit la terreur et la violence mais il parviendra cependant à survivre.
Le roman n’est pas facile à lire et s’adresse à un public exigeant. Outre une structure complexe, on peine à suivre parfois, un peu comme un puzzle dont les pièces auraient des sources diverses, bouts de récits, petits poèmes, il y a ce qui est dit et ce qui ne l’est pas – mais qui est peut-être le plus important. Par exemple le mot Juif est rarement employé, sauf vers la fin du roman, ou bien les horreurs des camps ne sont quasiment jamais décrites, mais parce que nous savons qu’elles sont là, tapies derrière les mots qui ne sont pas prononcés, elles mettent mal à l’aise le lecteur. D’autant plus que l’écrivain parvient à faire parfois de l’humour, noir bien entendu, quand un vieil ami de Boris suppose que leur prochaine rencontre se fera sur une étagère du marchand de savon… ! Ou, plus léger ( ?), quand il devra exhiber plusieurs fois sa verge « Quand on met la main sur un gars suspect avec une queue comme la vôtre, on le fusille sur-le-champ. »
Un très grand roman, c’est certain, mais difficile à appréhender par sa forme, ce qui le réserve à un public averti.
« Striglitz s’arrête devant le premier lit. Il examine la courbe de température, sort discrètement son browning et en approche le canon du front du malade : - Voilà qui est fait. Tu ne souffriras plus, petit frère – prononce-t-il avec une tendresse qui n’est pas feinte. Il continue sa promenade, suivi du sergent. Un jardinier massif, et son aide, frêle, élancé, plein de confiance en son maître. Tous deux semblent accomplir un rite muet. Les déclics sont à peine perceptibles. Les malades attendent, longues poupées emplâtrées et blanches. Leurs yeux – des hannetons lourds, noirs et brillants, s’envolent vers le plafond et retombent, plus bas, toujours plus bas, les ailes coupées. »
Piotr Rawicz Le Sang du ciel Gallimard dans la collection L’Imaginaire – 333 pages -
Pour en savoir plus : Anny Dayan Roseman, maître de conférences en littérature à l’université Paris VII est interrogée sur RCJ ici.
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