29/07/2024
Kenzaburô Ôé : Gibier d’élevage
Kenzaburô Ôé (1935-2023) est un écrivain japonais. Il étudie la littérature française et soutient une thèse sur Jean-Paul Sartre. Ses premiers textes paraissent dans les années 1950 et en 1958 il reçoit le prix Akutagawa, l'équivalent du prix Goncourt, pour Gibier d'élevage. Son œuvre, romans, nouvelles et essais, le place au premier rang de la littérature japonaise et lui vaut le prix Europalia en 1989, avant de recevoir le prix Nobel de littérature en 1994.
Nouvelle ou très court roman, Gibier d’élevage a été adapté en 1961 au cinéma par Nagisa Oshima sous le titre Une bête à nourrir.
Ni les lieux, ni la période historique ne sont explicitement cités mais il s’agit de la Seconde Guerre mondiale au Japon où un avion américain ennemi s’écrase dans la forêt près d’un petit village. Le seul rescapé, un soldat Noir, fait prisonnier par les paysans est enfermé dans une cave. Ici on n’a jamais vu d’homme noir et pour le narrateur, un jeune gamin, c’est la stupéfaction « Ce fut un coup pour moi que d’apercevoir, encadré par nos aînés, un géant noir. J’en demeurai pétrifié d’épouvante », alors que pour les adultes ce Noir est une bête « C’est une bête, rien qu’une bête, dit mon père avec gravité. Il pue comme un bœuf. » En attendant que les autorités supérieures de la préfecture statuent sur le sort de l’Américain, le captif dans sa cave est l’objet de la curiosité des enfants du village.
Jusqu’au crash de l’avion on devine que la guerre n’avait guère perturbé la vie du village où l’on mène une vie dure et pauvre, loin de tout et de la fureur du monde. L’évènement a donc un double effet, inclure ces paysans dans le conflit et, surtout pour le gamin, leur faire découvrir qu’il existe des hommes Noirs. L’écrivain prend un enfant comme récitant pour mieux mettre en valeur la naïveté ou l’innocence de ces gens face aux réalités du monde qui se traduira par la violence, une violence trouvant sa source dans l’ignorance et la peur de l’étranger.
Le récit évolue, le prisonnier commence par être sévèrement gardé, puis la garde va se relâcher et c’est le gamin qui va s’en occuper, lui apporter sa nourriture et avec ses copains vider son pot-de-chambre. Lentement des liens d’amitié se créent entre les deux, l’homme est sorti de sa cave, on le mène à la rivière pour qu’il se baigne, lui-même rend de menus services comme réparer la jambe artificielle du messager entre le village et la préfecture ; chacun s’habitue à l’autre… puis tombe la nouvelle, le prisonnier doit être transféré à la préfecture ce qui déclenchera un épisode de violence dramatique et fatal.
Un très beau texte où l’écrivains s’emploie à dénoncer la folie de la guerre et des hommes, le racisme dû à l’ignorance, avec un soupçon d’érotisme (homosexuel ?) s’attardant sur les corps, la sueur, le sexe (« le soldat noir avait un sexe superbe à n’y pas croire, imposant, héroïque, grandiose ») au point de troubler l’enfant (« qui n’était pas sans lien avec le désir ») et donc roman initiatique aussi, le gamin découvrant le côté sombre et dramatique de la vie.
« Que j’ai pu ainsi me fier à ce soldat noir comme à un ami était une sottise à nulle autre pareille ; et cette pensée-là me mettait au supplice. Pourtant, comment aurais-je pu nourrir des soupçons à l’encontre de ce géant noir et malodorant qui ne savait que perpétuellement sourire ? Encore maintenant j’avais du mal à me persuader que l’homme que j’entendais de temps en temps claquer des dents dans l’obscurité était bien le nègre abruti au sexe colossal. »
Kenzaburô Ôé Gibier d’élevage Folio - 106 pages -
Traduit du japonais par Marc Mécréant
06:00 Publié dans Etrangers, NOUVELLES, ROMANS | Tags : kenzaburô Ôé | Lien permanent | Commentaires (2) | Facebook |