10/09/2013
Kressmann Taylor : Inconnu à cette adresse
Kathrine Kressmann Taylor est une écrivaine américaine d'origine allemande née à Portland en 1903 et morte en juillet 1996. Après un diplôme de littérature et de journalisme de l’université d’Oregon, elle déménage à San Francisco où elle devient correctrice et rédactrice dans la publicité. C’est alors qu’elle commence à écrire pendant son temps libre, et elle a publié à l’occasion dans divers petits magazines littéraires. En 1938 elle déménage avec mari et enfants à New York où elle écrit Inconnu à cette adresse. Story magazine accepte de publier cette nouvelle, cependant l’éditeur Whit Burnett et son mari jugent que « cette histoire est trop forte pour avoir été écrite par une femme » et décident du pseudonyme masculin de Kressmann Taylor, qu’elle utilisa ensuite jusqu’à la fin de sa vie. En 1995, alors qu’elle a 92 ans, Story Press réédite Inconnu à cette adresse pour fêter le 50e anniversaire de la libération des camps de concentration. C'est un immense succès international et le texte est adapté pour le théâtre. L’édition française date de 1999.
Inconnu à cette adresse est donc une nouvelle d’une soixantaine de pages, rédigée sous la forme d’une correspondance entre deux amis, Martin Schulse et Max Eisenstein. Ils sont galeristes et marchands d’art à San Francisco et amis comme frères, le premier est allemand, marié avec enfants, le second est célibataire, d’origine juive. A la fin 1932, Martin retourne vivre en Allemagne et s’installe à Munich ; leur correspondance débute le 12 novembre et s’achèvera le 3 mars 1934.
Après de premiers échanges sur les conditions d’installation de Martin à Munich qui se voit d’emblée, par sa fortune, considéré comme un notable, Max commence à interroger son ami sur les rumeurs concernant la montée du nazisme parvenues jusqu’à lui, à l’autre bout du monde, ce à quoi Martin lui répond en mars 1933 « je crois qu’à nombre d’égards Hitler est bon pour l’Allemagne, mais je n’en suis pas sûr. (…) Mais je m’interroge : est-il complètement sain d’esprit ? »
C’est à cette époque que Griselle la sœur de Max, une comédienne, ancienne maîtresse de Martin, accepte un contrat à Vienne en Autriche. Max se fait de plus en plus curieux sur la situation politique de la région et s’inquiète. Quand il apprend que Griselle a dû s’enfuir après que les spectateurs aient eu connaissance de ses origines juives, il demande à Martin de la recueillir et l’aider, au nom de leur amitié et des liens tendres passés. La réponse de Martin, datée du 8 décembre 1933, est sans appel « Ta sœur est morte », « En tant que patriote mon devoir m’apparaissait clairement. Elle avait montré sur scène son corps impur à des jeunes Allemands : je devais la retenir et la remettre sur-le-champ aux SA. » Dès lors, Max par un ingénieux stratagème, va mettre en branle sa vengeance qui se concrétisera par un dernier courrier lui revenant avec la mention « inconnu à cet adresse », signifiant que Martin est mort.
Ce qui subjugue le lecteur à la lecture de ce texte, c’est qu’il est très court mais extrêmement fort, que le ton et l’écriture sont directs et limpides mais qu’ils reflètent des faits et des situations terriblement bouleversants, qu’il donne l’impression de pouvoir être écrit par n’importe qui tant il est simple alors qu’il est le résultat d’un immense travail d’écrivain.
Chaque phrase et chaque mot ont été pesés, que ce soit le corps des lettres, leurs en-têtes ou la formule de politesse en bas de page. Au cours de la correspondance, on voit clairement évoluer l’attitude de Martin à l’égard du nazisme, passant de l’interrogation à l’adhésion totale, tout se justifiant par la formule magique mainte fois employée « si la finalité est juste, ces incidents passagers seront vite oubliés ». Au fil des lettres, Martin se dégage de Max, son ancien ami/frère n’étant plus qu’un Juif infréquentable, il lui demande de ne plus lui écrire, pour ne pas nuire à sa carrière et à sa famille. Un conseil que Max ne suivra pas, puisqu’il y trouvera la matière pour nourrir sa vengeance.
Par la littérature seule et en quelques pages, Kressmann Taylor touche au plus profond d’une réalité néanmoins mystérieuse, comment des millions d’allemands ont pu se rallier aux théories d’Adolphe Hitler. Un livre à lire absolument.
« Et ici, en Allemagne, un de ces hommes énergiques, essentiels, est sorti du rang. Et je me rallie à lui. Non, comme tu le suggères, parce que, submergé par un courant, je ne peux faire autrement, mais par libre choix. Maintenant, je suis vraiment un homme ; avant, je n’étais qu’une voix. Je ne m’interroge pas sur la finalité de notre action : elle est vitale, donc elle est bonne. Si elle était mauvaise, elle ne susciterait pas autant d’enthousiasme. »
Kressmann Taylor Inconnu à cette adresse Editions Autrement Littératures
Traduit de l’anglais (américain) par Michèle Lévy-Bram
15:20 Publié dans NOUVELLES | Tags : kressmann taylor | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |
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