18/12/2017
Le pavé dans la mare
Longtemps j’ai pensé être le seul à renâcler à m’engager dans la lecture des livres énormes. J’entends par livres énormes, ces romans qui dépassent les quatre cents pages, car pour moi, trois-cent-quatre-vingt pages doivent suffire pour raconter une histoire. Au-delà, on tombe dans une lecture le plus souvent ennuyeuse, ce que le bon sens populaire appelle un pavé.
Il est vrai que je n’ai pas toujours raisonné ainsi. Plus jeune, je n’y voyais aucun inconvénient, je dirais même plus, j’y voyais comme une sorte de satisfaction intellectuelle, je faisais partie de cette élite (Heu ?) capable de s’enfiler des centaines de pages de lecture sans sourciller. Passons sur cette prétention juvénile, elle avait au moins un mérite, ne pas m’interdire la lecture des classiques, Les Frères Karamazov de Dostoïevski, Les Trois mousquetaires de Dumas etc. j’en passe et des meilleurs, chacun dressera sa liste selon ses préférences.
Désormais je ne peux plus m’attaquer à un roman moderne de plus de quatre cents pages sans m’être longuement renseigné sur le bouquin et pesé le pour et le contre avant de me lancer dans pareille aventure. S’il y a doute, je préfère m’abstenir au risque de rater un chef d’œuvre mais un choix que j’assume pleinement. De mon point de vue, à part de très, très rares exceptions – il y en a toujours – les romans épais tiennent rarement la distance. A un moment ou un autre, je m’ennuie ; et même si le bouquin est globalement bon, il serait meilleur si l’écrivain ou l’éditeur s’étaient offert une coupe de printemps pour tailler dans le superflu.
D’ailleurs à quoi rime cet excès de pages ? Pour les romans du XIXème siècle il y avait une explication logique, le plus souvent ils paraissaient d’abord en feuilleton dans la presse et l’écrivain était payé à la ligne. Mais aujourd’hui ? D’autant qu’un gros bouquin doit coûter plus cher en fabrication à l’éditeur, non ? A moins que cet embonpoint ne serve le marketing, plus c’est gros, mieux ça se voit sur les tables des librairies…
Donc, je pensais être solitaire dans mes rouspétances envers ces pavés, jusqu’à ce que cette année 2017 voit éclore dans la presse des articles allant dans mon sens. Le modeste lecteur que je suis, n’était plus seul, des professionnels de la plume s’émouvaient eux aussi. Le coming out était proche.
Je ne vais pas reprendre tous les articles lus à ce sujet, en voici un florilège : dans Le Monde du 15 septembre, une pleine page titrée « Le pavé, tendance lourde ? » où l’on peut lire que chez Gallimard on concède « avoir constaté une tendance à la surcharge pondérale » chez les aspirants écrivains qui s’expliquerait par l’écriture sur ordinateur permettant les copier/coller moins fastidieux qu’au temps de l’écriture à la main… ? Le mois suivant, le 21 octobre, dans M Le magazine du Monde, « La Serpe, de Philippe Jaenada, fait 648 pages. On parle des livres qui ont beaucoup de pages. « On ne peut pas faire ça au lecteur » dit Eric-Emmanuel Schmitt qui renchérit « J’ai toujours du mal à penser qu’un livre va m’intéresser sur 600 pages et j’ai souvent raison. » Enfin plus récemment, dans le magazine LIRE de décembre, Patrice Leconte déclare « le plus important pour moi en littérature, c’est de ne pas lire de pavés. J’ai beaucoup de mal à m’attaquer à de gros volumes car j’ai l’impression de perdre mon temps. »
Un qui n’était pas tendre non plus avec les longs romans, c’est Paul Morand, et je vous conseille fortement la lecture de l’introduction de Michel Collomb dans le volume que lui consacre La Pléiade : « au-delà de deux cents pages, le roman de demain ne sera que remplissage » écrit Morand en 1931, et il enfonce le clou, un peu plus de quarante ans plus tard, « Les longs récits, note-t-il dans le Journal inutile, c’est pour les gens qui ne savent pas lire, les sociétés primitives, les aèdes nordiques. » N’en jetez plus, la cour est pleine.
Je sais très bien que la logique de l’écrivain n’est pas celle du lecteur, ce n’est ni répréhensible ni louable, c’est ainsi. Il n’empêche que ces livres énormes, bouffis de pages superflues, m’étonnent toujours. Pourquoi vouloir assommer les gens avec de tels manuscrits ? A moins que l’écrivain n’envisage la chose comme un challenge, un défi qu’il se lancerait à lui-même : vérifier qu’il est capable d’écrire un pavé comme ceux qui ont réjoui sa jeunesse, quand il se délectait des classiques, Les Frères Karamazov de Dostoïevski, Les Trois mousquetaires de Dumas… ? On le voit, la boucle est bouclée, le cercle vicieux se referme. L’écrivain fait long pour s’épater lui-même ou parce qu’il est incapable de dégraisser son bouillon mais jamais parce que son propos le nécessite.
Dans ces conditions, le lecteur, moi en l’occurrence, passe son chemin…
07:00 Publié dans Les débats | Tags : dostoïevski, alexandre dumas, philippe jaenada, eric-emmanuel schmitt, patrice leconte, paul morand | Lien permanent | Commentaires (10) | Facebook |